J’imagine aisément vos répugnances et, sur ce dernier point, j’avais commencé par refuser. Mais l’agent câble de nouveau en me donnant un argument péremptoire. Le rôle de Mme Vence doit naturellement être joué par une vedette. Or jamais une très grande actrice n’accepterait de figurer dans un film si elle devait disparaître après la première partie. Il me donne un exemple: dans Marie Stuart, pour obtenir qu’un acteur illustre voulût bien jouer le rôle de Bothwell, il a fallu mêler celui-ci, par une idylle purement imaginaire, à la jeunesse de la Reine[89]. Vous avouerez que si l’histoire, dans ses événements les mieux connus, s’accommode ainsi des nécessités de l’écran, nous aurions mauvaise grâce[90], vous et moi, à faire preuve d’un pédantisme un peu ridicule quand il s’agit de nos modestes existences.
J’ajoute: a) que cette femme unique n’aurait ni vos traits, ni les miens, puisque l’actrice qui nous représenterait serait celle qui se trouve en ce moment avoir un contrat[91] avec le producteur et qu’elle ne ressemble ni à l’une, ni à l’autre d’entre nous; b) que la somme offerte est fort élevée (soixante mille dollars, au cours actuel du franc plus d’un million) et que naturellement, si vous acceptiez les changements imposés, je rétribuerais très largement la part de collaboration apportée par votre livre.
Je vous prie de me répondre par dépêche, car je dois moi-même câbler à Hollywood.
10. XII.37 sujet trop important pour être traité par correspondance Stop[92]. Prendrai Paris train 14 heures 23 serai chez vous vers 18 heures Stop. Meilleurs sentiments Nadine.
Evreux, le 1 août 1938.
Chère Nadine,
Me voici de nouveau dans cette maison de campagne que vous connaissez et que vous voulez bien aimer. J’y suis seule, mon mari étant en voyage pour trois semaines. Je serais très heureuse si vous acceptiez d’y venir faire un séjour, aussi long que vous le pourrez et le voudrez. Si vous désirez lire, écrire, travailler, je suis moi-même fort occupée par mon nouveau livre et vous laisserai bien tranquille. Si vous préférez visiter le pays, qui est charmant, ma voiture sera la vôtre. Mais le soir, si vous avez le loisir de vous reposer au jardin près de moi, nous parlerons de nos souvenirs, de nos „mauvais souvenirs“ — et de nos affaires.
Croyez à ma très affectueuse sympathie.
FLEURS DE SAISON
Etienne Carlut descendit du taxi devant la porte principale du cimetière Montparnasse[93]. Il portait une botte de chrysanthèmes où flambaient tous les feux de l’automne, du rouille au jaune clair. Quand il passa devant les deux gardiens qui surveillaient l’entrée, l’un d’eux le salua. Embarrassé par ses fleurs, il répondit seulement d’un signe de tête.
— Vous le connaissez, chef?
— Un peu, oui… C’est un professeur… On a enterré sa dame dans la Septième Division, fin septembre… Il vient tous les jeudis… parce qu’il n’a pas classe ce jour-là… Il m’a expliqué ça… au début.
— Trop jeune pour un veuf… Il ne viendra pas longtemps.
— On ne sait jamais… Non, on ne sait pas… Ça dépend comment sont les gens.
S’ils avaient interrogé là-dessus l’homme vêtu de noir, à courte barbe, qui portait si maladroitement ses chrysanthèmes, tantôt dans ses bras, comme un bébé, et tantôt derrière son dos, il eût répondu qu’il viendrait là chaque jeudi jusqu’à sa mort que d’ailleurs il souhaitait prochaine. La disparition subite de Lucile avait été pour lui un désastre irréparable que son esprit se refusait à accepter. Ils avaient été mariés cinq ans et elle avait transformé sa vie. Avant elle, il était un homme grave (un peu ennuyeux, disaient les femmes), à qui son travail seul importait. Il aimait faire son cours, corriger des copies, préparer sa thèse de doctorat. Le monde extérieur n’avait guère existé à ses yeux.
Soudain; dans un hôtel de montagne où il passait ses vacances il avait rencontré Lucile, d’une si rare beauté, avec sa chevelure d’or, ses yeux violets, sa nuque inclinée, ses ripailles bondissantes, que, pendant ces cinq années, il avait toujours eu peine à la croire réelle. Alors même qu’il la tenait, nue, dans son lit et qu’elle le regardait en dessous, victime consentante, elle lui semblait un personnage de légende ou de féerie. Elle évoquait pour lui Shakespeare et Musset. Il se reprochait, quand il faisait de tels rapprochements, d’être jusque dans l’amour, un professeur impénitent, un pédant. Non, Lucile n’était pas une réplique[94] d’héroïnes imaginaires, mais une femme aux sourires tendres, au visage changeant, au corps souple et frais. Coquette, elle l’avait parfois taquiné, inquiété. Il ne se souvenait plus que de son charme, inimitable.
— J’ai perdu plus que je ne possédais, se disait-il en se dirigeant vers la tombe, pour lui sacrée.
Troisième Sud, deuxième Ouest. Les premières semaines il avait eu besoin de ces indications pour retrouver son chemin. Maintenant il allait droit à la pierre, marbre gris cendré, sur lequel on lisait seulement Lucile Carlut, née Auban (1901–1928). Il avait un instant pensé à une inscription latine: Conjugi, amicae[95], mais elle n’aurait pas approuvé. Pour arriver à la sépulture il passait devant les caveaux de familles puissantes, monuments hideux, les uns gothiques, d’autres égyptiens qui rappelaient la richesse de quelque magnat de l’acier ou de l’épicerie. Combien il préférait la dalle unie, sans ornement, dernier présent qu’il eût choisi avec amour pour sa femme. Le dernier? Non, pas tout à fait, puisqu’il y avait ces chrysanthèmes dont elle eût si bien loué les teintes enflammées. Etait-il possible qu’elle fût sous cette dalle? Il croyait entendre sa voix:
— Tu m’as encore apporté des fleurs? Mais comme c’est gentil!
Il se souvenait de sa propre incrédulité, de son refus passionné quand le médecin, après s’être penché sur le cœur de Lucile, avait dit: „C’est fini“. Comment avait-elle pu le laisser seul? Cela ressemblait si peu à Lucile, attentive, prévenante et qui ne désespérait jamais.
Il plaça ses chrysanthèmes, obliquement, sous l’inscription, puis resta là debout, méditant. Chaque semaine il s’imposait d’évoquer les étapes de leur bonheur: fiançailles, voyage de noces, longues nuits d’amour; intimité délicieuse quand, assis à sa table de travail, il levait les yeux et rencontrait ce sourire furtif, complice; puis attente émue de leur enfant. Ils avaient été d’accord sur tout, sur la décoration de l’appartement comme sur les pièces de théâtre qu’ils souhaitaient voir. Elle lisait si bien en lui qu’elle répondait à une phrase avant qu’il l’eût prononcée. Maintenant il n’avait plus ni femme, ni fils.
— Pauvre Lucile! Tes derniers mots ont été pour me rassurer. Puis, au milieu d’une phrase…
Pendant tout l’hiver il revint chaque jeudi. Chaque fois il apportait des fleurs différentes, montrant autant d’imagination pour charmer la morte que jadis pour plaire à la vivante. A Noël il se souvint de la joie enfantine que donnaient à Lucile l’arbre minuscule et illuminé, les présents qu’ils déposaient l’un et l’autre sous ses branches; il orna la tombe de feuillages verts, de houx, de bruyères. Puis les jours, de semaine en semaine, s’allongèrent. Il commença de trouver sur les charrettes des fleurs nouvelles. Un jour de mars il apporta un bouquet de violettes et de primevères. Le ciel était pur, le soleil déjà tiède; la lumière jouait sur lu marbre. Il éprouvait une sorte de bien-être et aussitôt se le reprocha.
89
Marie Stuart (1542–1587) — reine d’Ecosse, décapitée par ordre de la reine d’Angleterre Elisabeth; Bothwell, James (1536–1578) — troisième mari de Marie Stuart.