— Quel souvenir vous allez conserver de nous! me dit-elle.
Mais je ne sais si elle voulait parler du terrible vol ou de la tragédie amoureuse.
— Les avez-vous revus? demanda Claire Ménétrier.
— Attendez, dit Bertrand Schmitt… Deux ans plus tard, en 1940, ayant été mobilisé comme officier, je retrouvai Dugas, capitaine, à la popote d’un général de division coloniale, sur le front des Flandres[304]. Il me parla de ce terrible voyage: „Vous l’avez échappé belle, dit-il. Votre pilote m’a raconté toute l’histoire… Il était furieux contre le patron auquel il avait, avant le départ, prédit la catastrophe“.
Après un instant de silence un peu lourd, Dugas ajouta:
— Dites-moi, mon cher Maître, que s’était-il passé ce jour-là? Personne ne m’en a dit un mot, mais l’ombre d’un drame semblait s’étendre, lorsqu’ils sont rentrés, sur le Gouverneur, sur sa femme, et sur le colonel Angelini… Vous savez que le colonel a demandé son changement[305], peu de temps après, et l’a obtenu?.. Ce qui m’a surpris, c’est que le patron l’a fortement appuyé.
— Pourquoi surpris?
— Je ne sais pas… Il l’estimait beaucoup… Et puis j’aurais cru qu’on chercherait à le retenir.
— On?.. Vous voulez dire Giselle?
Dugas me regarda très attentivement:
— Elle a été la plus acharnée à le faire partir, dit-il.
— Et qu’est-il devenu, Angelini?
— Colonel plein[306], naturellement. Il commande un régiment de chars légers.
Vint la débâcle. Cinq ans de luttes, d’angoisses et d’espoirs. Puis je vis, comme vous, Paris reprendre sa vie. Vers le début de 1947, Hélène de Thianges un jour me demanda:
— Aimeriez-vous déjeuner avec les Eric Boussart? On dit qu’il va être nommé résident général en Indochine… C’est un homme remarquable, un peu froid, très cultivé. Savez-vous qu’il a publié, l’an dernier, un volume de vers sous un pseudonyme?.. Sa femme est belle.
— Je la connais, dis-je. J’ai fait, avant la guerre, une escale chez eux, au temps où il était gouverneur quelque part en Afrique noire… Oui, je serais curieux de les revoir.
Je me demandai s’ils seraient, eux, heureux de cette rencontre. N’étais-je pas le seul témoin de ce qui avait été, sans doute, le grand drame de leur vie? Pourtant, par curiosité, j’acceptai le déjeuner.
La guerre et les malheurs m’avaient-ils si fort transformé? Les Boussart ne me reconnurent pas tout de suite. J’allai à eux, mais comme ils regardaient Hélène de cet air interrogateur et poli qui semble implorer un éclaircissement, elle me nomma. Le visage fermé du Gouverneur s’éclaira et sa femme sourit:
— Bien sûr, dit-elle. Vous étiez chez nous, en Afrique?
Elle fut, à table, ma voisine. Je marchai parmi ses pensées[307] comme on chemine sur la glace, en sondant prudemment les résistances. Enfin, la voyant tout à fait sereine et apaisée, je me hasardai à rappeler la tornade sur le delta.
— C’est vrai, dit-elle, vous étiez de cette absurde expédition… Quelle aventure! Nous avions bien failli tous y rester.
Elle s’arrêta un instant parce qu’on lui présentait un plat, puis continua, d’un ton natureclass="underline"
— Mais alors vous aviez connu chez nous Angelini… Vous savez qu’il a été tué, le pauvre garçon?
— Non, je l’ignorais… Pendant cette guerre?
— Oui, en Italie… Il commandait une division à la bataille du Monte Cassino[308] et il y est resté… C’est dommage, il avait un grand avenir… Mon mari l’estimait beaucoup.
Je la regardai avec surprise, me demandant si elle était consciente de étonnement où me jetait cette phrase. Elle avait l’air innocent, détaché, décemment triste, que l’on prend en parlant de la mort d’un étranger. Alors je compris que le masque avait été remis en place si solidement qu’il était devenu le visage même. Giselle avait oublié que je savais.
L’ESCALE
— L’histoire la plus étrange de ma vie? dit-elle. Vous m’embarrassez. Il y a eu, dans ma vie, beaucoup d’histoires.
— J’imagine qu’il y en a encore.
— Oh! non. Je vieillis; je m’assagis… Ce qui est une autre manière de dire que j’ai besoin de repos… Je suis maintenant toute contente quand je peux rester seule une soirée, relire de vieilles lettres ou écouter un disque.
— Il est impossible qu’on ne vous fasse plus la cour… Vos traits gardent toute leur grâce, et je ne sais quel duvet[309] d’expérience, peut-être de souffrances passées, leur ajoute quelque chose de pathétique… C’est irrésistible…
— Vous êtes gentil… Oui, j’ai encore des adorateurs. Le malheur est que je n’y crois plus. Je connais si bien les hommes, hélas, leur ardeur tant qu’ils n’ont rien obtenu, ensuite leur détachement — ou leur jalousie. Je me dis: pourquoi irais-je voir, une fois de plus, une comédie dont je devine le dénouement?.. Dans ma jeunesse, c’était différent. Il me semblait, chaque fois, avoir rencontré l’être merveilleux qui m’arracherait à l’incertitude. J’y allais bon jeu, bon argent…[310] Tenez, il y a cinq ans encore, quand j’ai fait la connaissance de Renaud, mon mari, j’ai eu l’impression d’un renouveau. Il était fort, presque brutal. Il secouait mes doutes; il riait de mes anxiétés et de mes scrupules. J’ai cru trouver en lui le sauveur. Non qu’il fût parfait; il manquait de culture et de manières. Mais il m’apportait ce que je n’ai jamais eu: la solidité… Une bouée de sauvetage… Du moins était-ce alors ce que je pensais.
— Vous ne le pensez plus?
— Vous savez bien que non. Renaud a éprouvé de terribles échecs; j’ai dû le consoler, le rassurer, le raffermir; j’ai défendu le Défenseur… Les hommes vraiment forts sont très rares.
— En avez-vous au moins connu un?
— Oui, j’en ai connu un. Oh! pas longtemps et dans des circonstances surprenantes.. Tenez, vous me demandiez l’aventure la plus étrange de ma vie, la voilà!
— Racontez-la-moi.
— Mon Dieu! Que me demandez-vous? II va falloir l’oublier dans les souvenirs… Et puis c’est assez long et vous êtes toujours si pressé. Pouvez-vous me donner un peu de temps?
— Bien sûr, je vous écoute.
— Alors soit… Il y a de cela vingt ans… J’étais une très jeune veuve Vous vous souvenez de mon premier mariage? J’avais épousé, pour faire plaisir à mes parents, un homme beaucoup plus âgé que moi, pour qui j’éprouvais de l’affection, oui, mais une affection filiale… L’amour, avec lui, m’était apparu comme un devoir de reconnaissance, non comme un plaisir. Il était mort au bout de trois ans, me laissant dans une relative aisance de sorte que, soudain, après la tutelle familiale et la tutelle maritale, je m’étais trouvée libre, maîtresse de mes actions et de ma destinée. Je peux dire, sans vanité, que j’étais alors assez jolie…
— Plus que jolie.
— Si vous y tenez… Quoi qu’il en soit, je plaisais et j’eus bientôt à mes trousses tout un peloton de prétendants. Mon préféré était un jeune Américain qui se nommait Jack Parker. Plusieurs, parmi les Français qui se disaient ses rivaux, me plaisaient davantage. Ils partageaient mes goûts; ils savaient faire d’agréables compliments. Jack lisait peu; il n’aimait guère d’autre musique que les blues[311] et le jazz et, en fait de peinture, suivait la mode avec une naïve confiance. Il parlait d’amour très mal… Plus exactement il n’en parlait pas — du tout. Sa cour[312] se bornait à me prendre les mains au cinéma, au théâtre ou dans le jardin, par clair de lune, et à me dire:
304
popote
305
le colonel… a demandé son changement — le colonel a demandé à être transféré à un autre poste.
307
je marchai parmi ses pensées — tout en lui parlant, je tâchais de deviner ses pensées.
311
les blues [blu: z]