La chanson de route
Quelques piétons, pour oublier la fatigue de cette longue route et la pluie qui leur fouettait le visage, de temps en temps chantaient, sans excès d'harmonie il faut l'avouer, quelque vieille chanson, la complainte de V Homme armé qui disait naïvement les ennuis du soldat, la tristesse des départs, et reprenait quelque gaieté par une ritournelle comique au refrain, la chanson de marche enfin, aussi vieille que les premières armées.
Un homme qui venait de sortir d'un petit bois à la vue des bannières françaises, les regardait passer sur la route.
C'était, lui aussi, un voyageur; son bâton, ses chausses couvertes de boue l'indiquaient. Comme un piéton s'arrêtait sur le bord du chemin pour relacer ses brodequins, le voyageur l'interrogea :
— Archer, mon camarade, dit-il, messiré La Hire est-il avec vous?
— Il y est, répondit l'archer, tenez, là-bas, le chevalier dont le bassinet a une longue plume rouge. Et celui qui chevauche à côté de lui est messire Pothon de Xaintrailles.
— Je le vois, merci, je vais lui parler.
— Eh, l'homme, dit un soldat qui portait sa salade à la ceinture parce que son front était entouré d'un linge légèrement rougi par places, vous savez qu'il est de mauvaise humeur aujourd'hui...
— Mais non, dit un troisième, il est de très bonne humeur, parce que nous avons joliment battu les Anglais hier à Lagny!
— Il est de mauvaise humeur, te dis-je, parce qu'on a laissé échapper de la déroute une quarantaine d'Anglais, alors que tous, à son compte, auraient dû rester sur le terrain.
—Je vais toujours voir, fîtlevoyageur enallantau-devant d'un groupe de gens.d'armes qui s'avançaient assez lentement sur leurs grands et lourds chevaux à l'air fatigué.
La Hire, un des plus fameux capitaines de Charles VII, de ceux qui, dans la bonne ou la mauvaise fortune, portèrent les plus rudes coups aux Anglais, était alors nn homme d'environ quarante-cinq ans, chevalier massif et robuste, aux traits accentués, aux yeux aigus sous des sourcils épais et farouches réunis en un large accent circonflexe noir, justifiant son surnom de La Hire, c'est-à-dire la Colère. Malgré le froncement de ses sourcils, son humeur ne semblait pas trop hargneuse ce jour-là, et même il souriait discrètement à quelque chose d'assez plaisant sans doute que venait de lui dire Pothon de Xaintrailles. Celui-ci aussi avait fîère allure; un peu plus jeune que La Hire, grand et solide chevalier aux bras énormes, il redressait sa haute taille dans une armure un peu rouillée aux endroits visibles, recouverte d'un surcot rouge dans lequel se voyaient quelques déchirurec.
La Hire et Xaintrailles, toujours en expéditions contre les Anglais, en courses rapides aux terres de Normandie, Bretagne ou Picardie, guettant les occasions, prompts à fondre sur une place forte qui ne les attendait pas, ou à surprendre quelque corps de routiers aventuré, avaient été des compagnons de Jehanne d'Arc pendant ^a superbe campagne de l'année précédente, conquis tout de suite par la belle vaillance de Jehanne et par cette miraculeuse entente de la guerre que cette bergère de dix-huit ans avait montrée tout de suite.
Le voyageur laissa passer un peloton d'hommes de pied et s'avança ensuite en saluant devant La Hire, qui le regarda tout d'abord d'un air surpris.
Messire La Hire est-il avec vous
— Bonjour, que voulez-vous? fit-il de son air brusque. Tiens, mon hôte de Compiègne, c'est vous, maître Bonvariet?
L'homme s'inclina.
— Oui messire, c'est moi, dit-il, bien heureux de vous rencontrer et de vous féliciter pour votre victoire d'hier.
— Oui, messire Pothon me rappelait à l'instant la mine
Toujours prêts à foudre sur l'enuemi
déconfite des Anglais qui rentraient de l'expédition avec du butin lorsqu'ils nous virent et nous sentirent tout à coup leur tomber sur le dos. Vous voyez, en y pensant, je suis presque malade de rire...
Décidément messire La Hire était de bonne humeur, il ouvrait largement mais silencieusement la bouche, pensant probablement rire à gorge déployée.
— Mais, reprit-il, que faites-vous sur les routes, maître Bonvarlet? Quand je fus votre hôte, en votre logis près de la grosse tour Beauregard, lorsque nous allâmes à Compiègne il y a quinze jours avec Jehanne, vous ne m'aviez pas paru aimer beaucoup à courir les champs... Et votre si gente et si douce fille, l'auriez-vous laissée seule eu une ville assiégée ? — Messire, dit tout bas Bonvarlet, pendant que vous che-
Oui, messire, c est moi !
vauchiez en quête de bons coups de lance, je fus chargé par le capitaine de Compiègne, messire de Fiavy, d'aller voir les gens du roi Charles à Orléans, pour remettre lettres et en rapporter argent pour les nécessités de la guerre. Je ne suis pas homme de bataille, je ne me crois aucune vaillance, et je serais d'une faible utilité dans un assaut, vous vous en doutez à me voir, n'est-ce pas? Je vous avoue donc humblement que je n'eus pas le cœur très réjoui de la mission... Messire de Flavy, pour ni'amadouer, parla de la confiance qu'il mettait ainsi en moi, sur la recommandation du seigneur abbé de Saint-Corneille, il ne me cacha point les dangers .qui pouvaient m'attendre en chemin, ce qui n'était pas pour me rassurer...
— Oui, oui, fît La Hire.
— Ces dangers vous feraient rire, mais moi cela me gênait tout de même quelque peu, mais enfin je suis parti, j'ai rem-
Messire de Flavy pour m'amadouer...
pli ma mission assez heureusement jusqu'ici et je reviens...
— Vous revenez avec des finances?
— Oui, dit tout bas Bonvarlet, mon pourpoint est cousu de pièces d'or. C'est une riche armure, mais je ne voudrais point me heurter sur la route à des routiers de Bourgogne ou d'Angleterre. Je vais de ce pas à Senlis oii je dois laisser une partie de cet or. Averti des dangers possibles, j'ai pris par le plus long, je serai à Senlis dans quelques heures par chemins détournés et j'en repartirai demain pour Com-piègne.
— Gardez-vous bien, dit Pothon de Xaintrailles, maître
Jehanne d'Arc et la troupe de secours.
Bonvarlet, la force manque peut-être à vos bras, mais non le cœur en votre poitrine, vous êtes un brave homme !
— Oui, gardez-vous bien ! reprit La Hire, et que Flavy continue à bien garder Compiègne ; avertissez-le que nous serons chez lui dans deuxjours prêts à bien faire. Tenez, maître Bon-A^arlet, voici Jehanne, notre bergère capitaine, ([ui s'avance avec son frère et son écuyer. Regardez-la, elle chevauche hardiment comme un vieux chevalier, son cœur déborde de flamme quand elle voit Tennemi, et elle a force de rude soudard pour bouter en avant dans un assaut ou une charge.
Un groupe de cavaliers arrivait en pressant le trot de leurs chevaux fatigués. Jehanne marchait parmi eux reconnaissable à ses cheveux très courts pour une femme, un peu longs pour un homme, et au grand surcot qui couvrait son armure. Son casque, un bassinet en tout semblable à celui des hommes d'armes, pendait accroché au chanfrein de son grand cheval. Elle semblait de taille
moyenne, mais tout en elle respirait la force et la vaillance. Il était difficile de discerner à première vue ce qui lui donnait cet indéniable ascendant sur tous ces rudes soldats éprouvés par tant de guerres, peut-être son regard franc, la simplicité de ses allures et ce courage sans hésitation ni défaillance, ([ui la faisait se jeter au plus fort du combat en méprisant les volées de flèches, les boulets des bombardes et les épées levées sur elle.