A travers bois.
Maintenant c'est fini. Après tant d'heures d'angoisses, il arrive désespéré. Hélas, tousses efforts ont été inutiles ! il n'a pu rejoindre le messager royal, le pauvre Bonvarlet, sans doute tombé dans l'embuscade et gisant à cette heure sans vie dans quelque fourré de cette forêt où rôdent des soudards ennemis. Plusieurs fois dans la journée il a cru l'apercevoir au loin, dissimulant sa marche par les sentiers détournés et s'est lancé à sa suite à travers bois. Mais l'homme entrevu, le sentant à ses trousses, avait trouvé quelque ravin pour disparaître, et c'était ensuite Jehan qui, subitement, se trouvait forcé de détaler devant quelques routiers surgissant au détour d'un sentier.
Enfin, si le pauvre |]onvarlet est pris, il reste la ville à sauver. Et rappelant toute son énergie, Jehan a continué sa route sur Compiègne et il arrive à bout de forces en vue des murailles. 11 est déjà tard dans la soirée. Les portes sont closes depuis longtemps. Il faut pourtant pénétrer dans la ville et prévenir le gouverneur. Mais comment se faire ouvrir à cette heure? Va-t-ilfalloir, pour attendre le matin, chercher asile dans les maisons dévastées des faubourgs? Et si pendant ce temps quelque traître pénétrait en ville avec le message arraché à Bonvarlet?
Il faut entrer. Jehan des Torgnoles approche de la porte Pierrefonds sombre et silencieuse dans la nuit. Un petit ouvrage extérieur palissade" défend le fossé; derrière les palissades des sentinelles veillent, car lorsque Jehan sort de l'ombre et se présente dans l'espace éclairé par la lune, un carreau d'arbalète siffle à son oreille. Il se jette vivement de côté et tente de parlementer.
— J'apporte mes bras pour combattre l'Anglais avec vous, bourgeois de Compiègne, et j'ai des nouvelles à communiquer au gouverneur..., ouvrez à un homme seul!
— Au large! risposta une voix, et reviens demain matin ! Si tu es ce que tu dis, on t'accueillera, si tu es un espion, c'est assez tôt pour être pendu.
Jehan entendait les hommes de garde arriver pour garnir les meurtrières de la palissade, il comprit qu'il était inutile d'insister et battit en retraite, il n'y avait rien à faire qu'à chercher quelque trou pour dormir jusqu'à l'aube. Comme, d'un pas hésitant, il suivait à quelque distance les contours du fossé, il se rappela un coin des remparts dans l'angle d'une tour, où les débris d'une échauguette au-dessus d'une poterne condamnée, pouvaient se prêter à une escalade. Mais n'avait-on pas apporté des modifications à ce point faible du rempart? 11 fallait voir. Jehan s'avança avec précaution . J ustement une nouvelle bande de nuages allait masquer la lune pendant quelques minutes. Quand l'obscurité attendue fut venue, Jehan cour ut ver s le fossé et se laissa glisser dans l'herbe humide. Oui, c'était bien là. Pas de changement à l'ancienne poterne. Il y avait toujours les pierres en saillieque Jehanconnaissait. Grimpé sur le talusde la tour, il se ro««SSi3L CM
Double escalade.
hissa aux premières pierres avec d'infinies précautions pour ne donner l'éveil à aucune sentinelle et pour ménager aussi son épaule qui le faisait cruellement soufï'rir à chaque mou-\ement des bras. Il mesurait de l'œil dans le vague de la nuit la hauteur du mur lorsque, de stupeur, il faillit pousser un cri et lâcher prise. Un homme montait devant lui et cet homme, parvenu en haut, enjambait déjà le parapet!
Sur le rempart
Encore la trahison.
Jehan, surexcité par la fureur, oublie son épaule; il se hisse rapidement de pierre en pierre et à son tour il enjambe le parapet. 11 se trouve sur un rempart terrassé d'où une pente douce descend dans une ruelle bordée de jardins. Tout dort de ce côté, les maisons au fond des petits jardins n'ont pas une lumière. Il fait sombre, la lune est encore voilée.
Oii peut se cacher l'homme qui devant lui a escaladé la muraille? Quelque chose a remué au fond de la ruelle, une ombre s'entrevoit qui disparaît aussitôt dans le noir.
— Ah, brigand! je t'aurai! s'écria Jehan.
Son bâton ferré était resté dans le fond du fossé. N'importe, il avait ses poings et saurait s'en servir. Au bout de la ruelle Jehan se trouva un instant embarrassé; il y avait là un carrefour de rues tortueuses dont les unes descendaient vers le centre de la ville, tandis que les autres suivaient la courbe des remparts en remontant derrière des couvents. Laquelle prendre de ces rues, toutes ég-alement sombres et silencieuses? Jehan courut d'un côté, écouta, regarda vainement dans tout ce noir et revint au carrefour. Enfin d un autre côté il devina plutôt qu'il n'entendit un bruit de pas déjà lointains. Jl prit sa course, l'homme poursuivi se dirigeait vers ce quartierque.lchan connaissait si bien, au centre de la ville, sous les murailles de l'abbaye de Saint-Corneille.
Comme Jehan la tête en feu, le cœur battant, arrivait sur le parvis, l'homme arrêté sous l'abbaye même, disparaissait dans une petite inaison que Jehan connaissait aussi, la maison de l'usurier Thibaut Rongemaille! Jehan stupéfait, se frottait les yeux, mais cela ne faisait pas doute. 11 avait vu la porte s'entre-bâiller et l'avait entendue se refermer. D'ailleurs une raie lumineuse
L homme arrivait à Saint-ConioiUc.
apparaissait sous un volet du premier étage. L'homme était bien là.
— Eh bien, non, je suis trop bète de m'étonner, pensa-t-il, s'il y a machination et trahison, il est tout naturel que le Thibaut Rongemaille en soit... Oui, oui. j'y suis, je comprends tout! c'est lui le traître dont parlait le chef des routiers dans la grange! Pas de doute, c'est lui.
Instinctivement, pour éviter d'être aperçu par Ronge-maille, Jehan s'était jeté dansl'ombredu portail de Saint-Corneille. Il monta quelques marches et se trouva sous le porche profondément enfoncé; de là il pouvait, sans craindre d'être vu, surveiller la porte de Rongemaille.
— A côté de mon abri de la nuit dernière, de mon trou à grenouilles ou à crapauds, ce porche me semble un appartement douillet et chaud. J'y reste! Demain je tirerai cette affaire au clair avec messire le gouverneur. Un bourgeois traître dans la ville recevant des espions du dehors! Par la fourche du diable! je pense que messire de Flavy, qui n'est pas commode, en fera bonne et prompte justice!
Jehan, allongé sur les dalles, veillait les yeux fixés sur la maison de Rongemaille; mais peu à peu, écrasé par la fatigue, affaibli par tant d'alertes successives, malgré sa volonté de ne pas perdre de vue la maison du traître, ses yeux se fermèrent et il tomba dans un sommeil qui était presque un évanouissement.
Sommeil on ovanouissemcnt.
Jehan ne s'était pas trompé; l'homme qu'il poursuivait dans les rues de Compiègne après avoir franchi la muraille derrière lui, avait bien trouvé asile chez l'usurier Rongcmaille, mais il tombait comme on va le voir, dans une erreur complète en le qualifiant du nom de traître.
Il allait être onze heures du soir, c'est-à-dire que le couvre-feu, sonné de bonne heure dans la ville assiégée, avait depuis longtemps fait éteindre toutes les lumières. Cependant Thibaut Rongemaille ne dormait pas, il se promenait de long en large dans une chambre aux volets soigneusement clos, éclairée par un pâle lumignon, lorsqu'un coup frappé en bas l'avait fait sursauter. Descendu immédiatement il regarda avec circonspection par le guichet de sa porte; l'homme qui frappait s'était mis le visage en plein sous la clarté de la lune pour être reconnu.
— Comment! s'écria Rongemaille en ouvrant rapidement sa porte, vous, maître Bonvarlet, entrez, entrez vite! C'était bien maître Bonvarlet, la mine presque aussi défaite que celle de Jehan, les traits tirés, les vêtements boueux. Il suivit Rongemaille et se laissa tomber sur un escabeau que celui-ci lui avançait.