— C'est moi, fit Bonvarlet. Je pensais que je ne reverrais plus Compiègne ni ma pauvre Guillemette!...
— Je vous ai attendu toute la journée, je suis resté jusqu'à dix heures de nuit à la porte Pierrefonds... Mais comment vous a-t-on ouvert sans Tordre du gouverneur?
— On ne m'a pas ouvert... Poursuivi, traqué depuis des heures de buisson en buisson dans la forêt, je croyais avoir enfin dépisté les malandrins et j'arrivais en vue de la ville lorsqu'ils m'ont rattrapé... Je les avais sur les talons, un surtout, acharné à ma poursuite... Impossible d'aller à la porte Pierrefonds, les routiers m'en coupaient la route...
— Et alors?
— Alors, je me suis rappelé un endroit du rempart où l'escalade était possible, à la poterne abîmée au dernier siège... et que je vais signaler au gouverneur... l'endroit m'avait été montré par un certain gaillard qui se moquait bien de la fermeture des portes, mon élève Jehan...
Maître Bonvarlet se mordit les lèvres, se remémorant soudain la grande querelle de Jehan avec l'usurier.
— Oui, oui, grommela Rongemaille, un sacripant!
— Là, j'ai cru vingt fois que je roulerais dans le fossé... Et sur le bord du fossé, maître Rongemaille, il y avait déjà, furieux de m'avoir manqué de la longueur d'une pique, ce misérable routier qui me poursuivait!... Enfin, me voici...
— Votre mission? demanda Rongemaille.
— A réussi... Je rapporte des lettres et l'argent pour la solde de la garnison... Vous allez prendre votre manteau et . votre lanterne et nous allons courir chez le gouverneur... j'ai hâte de rassurer ma chère petite Guillemetle qui doit trembler pour moi... Dépêchons, maître Rongemaille...
— Un instant... Vous avez l'argent pour le gouverneur?
— Oui, tenez, soulevez mon surçot... je suis cuirassé d'or... et pesez ma ceinture, j'apporte l'or et ce qui est meilleur, de bonnes nouvelles... J'ai vu messi-res Polhon et I.a Hirc et Jehannela Lorraine, ils partent cette nuit de Crépy et seront ici demain à l'aube, c'est-à-dire dans quelques heures, pressés de combattre pour notre délivrance...
— Vous avez l'or? répéta Rongemaille.
— Je vousj'ai dit.
- Et vous n'êtes pas entré par la porte Pierrefonds où l'on vous attendait?
— Je vous l'ai dit ! Impossible, on me guettait aux abords, j'ai eu peine à échapper...
— Alors, fit Rongemaille se promenant de long en large, alors personne ne vous sait à Compiègne.
— Personne...
— Mettez-vous à Taise, vous êtes fatigué!
— Je ne le serai plus quand j'aurai vu le gouverneur et embrassé mon enfant.
— Mais asseyez-vous donc, cria Rongemaille en prenant
Vous avez l'or '.
Bonvarlet par les épaules et en palpant ses vêtements, vous avez l'or... Oui, l'or est là, je le sens... Et personne ne vous a vu entrer ici, personne?
Les yeux de l'usurier luisaientétrangement et ses mains s'appuyaient violemment sur Bonvarlet.
— Allonschezle gouverneur, dit Bonvarlet, si vous n'êtes pas prêt, j'y vais seul.
— Jamais!... Seul, avec cet or? imprudent!... ah! ah! les routiers le guettaient, cet or... je vous accompagne, avec cette dague, une bonne dague cfui a le fil... Attends ! mais attends donc! hurla Rongemaille.
Ses doigts qui cherchaient l'or sautèrent soudain à la gorge de Bonvarlet; celui-ci tomba sur la table en jetant la lumière à terre, la main droite de Rongemaille fit voler en l'air le fourreau de la dague, puis la dague elle-même disparut tout entière dans le dos du malheureux Bonvarlet qui ne poussa qu'un faible cri, étouffé au passage par les doigts crispés de l'usurier. Tous deux étaient par terre, la lampe éteinte, éclairés par un rayon de lune, Bonvarlet râlant, l'assassina genoux sur sa poitrine etfouillant sesvêtements...
Tous doux élaieiit à terre.
Un cadavre criblé do coups de poiguard.
Jehan des Torgnoles avait beaucoup de sommeil à rattraper. Malgré sa ferme intention de rester éveillé, il dormit jusqu'au matin d'un sommeil lourd et fiévreux, coupé de cauchemars et de demi-réveils, pendant lesquels il prononçait vaguement de terribles paroles de menaces, agitait bras et jambes et lançait des coups de poing et des coups de pied à des ennemis invisibles.
Lorsque l'aube dora les toits de la ville, une rumeur s'entendit au loin, se propagea, fit ouvrir des fenêtres et des portes, pousser des cris de joie à des gens qui se précipitaient dehors. Des Angélus sonnèrent. Jehan continuant son rêve ouvrit pourtant les yeux, tout en restant couché, les membres rompus et engourdis. Des gens couraient toujours; des Noël! Noël! desclameursjoyeusessemblaient voler de rue en rue et arriver jusque vers Saint-Corneille, puis ce furent des froissements de fer, des bruits de chevaux qui s'arrêtaient devant le parvis et des Noël ! Noël! plus nourris.
Jehan s'était redressé sans pouvoir pourtant se lever.
— C'est Jehanne ! avec messires La Ilire et Xaintrailles! Noël! Noël! de la belle chevalerie!... et des archers! Une armée?... Non, rien que lavant-garde... La ville va être délivrée... le gouverneur accourt... on va attaquer [les Anglais...
Des gens en courant se jetaient ces mots de l'un à l'autre. Jehan cherchait à reprendre ses esprits, mais la fièvre le travaillait ; sa blessure à l'épaule s'était rouverte, il souffrait cruellement, son sang coulait et il continuait à demi éveillé le cauchemar qui avait troublé son lourd sommeil. Quoi? Jehanne d'Arc et La Hire? Une sortie ? mais les trahisons tramées, le traître entré dans la ville? Il essaya de se lever pour se mêler aux gens du parvis. A sa grande épouvante un cadavre dans une flaque de sang était étendu à côté de lui, le visage contre terre. Il poussa une exclamation. Des gens se retournèrent vers le porche encore dans l'ombre et des cris d'horreur firent taire les acclamations.
Deux corps gisent aux pieds des statues de saintsdu portail, un cadavre criblé de coups de poignard et un homme couvert de sang, à demi couché à côté de l'autre. Cet homme tremble et balbutie, les yeux effarés. On s'occupe <l'abord de l'autre. Le cadavre est descendu sur le parvis. Au bout de la place des gens continuent à fêter les archers et les hommesd'armes, àqui chacun apporte vivres et rafraîchissements; sous le portail on se presse, on se bouscule pour voir le cadavre qu'entoure un groupe de bourgeois. Nul espoir he reste, l'homme est bien mort.
... Mais on le connaît! C'est maître Bonvarlet, l'ymag-ier, le messager attendu par le gouverneur ! lie nom circule parmi la foule, des soldats courent prévenir Flavy en conférence avec les chefs du secours.
Jehan des Torgno-les entend le nom, d'ailleursila reconnu la tête pâle de l'assas-
sine, sans doute son
cauchemar continue.
Il n'a pu sauver le pauvre Bonvarlet! Mais les trahisons qui se préparaient, com-mentles empêcher?... Soudain il est soulevé à son tour par des gens à figures menaçantes, il est bourré de coups, dans un tumulte décris et jeté en bas des marches du portail. Jl n'y a pas de doute, c'est lui l'assassin du pauvre Bonvarlet! Blessé
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1."entrée doJelianne d'Arr.
dans la lutte, il sera tombé sur le corps de sa victime. Il faut pendre le misérable surpris dans son crime, il faut faire justice immédiate ! Attendre le gouverneur? A quoi bon ? Le gouverneur a bien autre chose à faire que de s'occuper de ce / brigand, il va aujourd'hui livrer bataille aux Anglais, les balayer de leurs retranchements et sauver la ville, avec le secours amené par Jehanne la r^orraine... Une corde tout de suite, une bonne corde.