Jehan caressa le mufle de sa gargouille du bout de son ciseau.
— Eh bien, voilà, je fais des gargouilles, puisque je ne suis bon qu'à ça, des monstres avec l'image de tous les vices et péchés capitaux sur la figure. Celle-ci c'est l'avarice, la fringale et la soif de l'argent, celui des autres surtout, donc, rien d'étonnant à ce que ça ressemble à Thibaut Ronge-maille... .l'aurais mieux aimé tailler dans la belle pierre l'image de Motre-Dame que Jacques Bonvarlet, mon bon ami et maître, termine en ce moment, un peu à la ressemblance de sa fille Guillemette... Bonjour, maître Bonvarlet, et bon courage !
Jehan, penché sur sa planche, s'adressait à un autre sculpteur qui, sur un échafaudage placé au-dessous de lui, était très occupé à polir et affiner les longs plis tombants du manteau de la Vierge, dans un groupe de figures occupant le tympan du grand portail.
Maître Bonvarlet s'arrêta dans sa besogne et regarda en l'air.
— Eh bien, Jehan, comment va le travail ce matin?
—Fort bien, je termine ma mauvaise bête qui pourra, aux prochaines ondées, cracher l'eau loin de vos belles figures.
— Notre portail est bien avancé, encore une ou deux années, si la guerre nous laisse un peu de tranquillité, si ces maudits routiers d'Angleterre sont enfin repoussés et chassés du pays de France par celle qui vient de mener sacrer le roi Charles à Reims, et l'Abbaye de Saint-Corneille aura un portail digne de sa grandeur et de sa vieille gloire !
Mailre Jacques Boiivarlct.
Les deux sculpteurs placés, l'un à cheval sur son madrier suspendu en l'air, l'autre sur un échafaudage plus commode, étaient de physionomie et d'allures bien différentes. Le premier, Jehan de Compiègne, dit aussi des Torgnoles en picard, pour son caractère prompt à s'enflammer et sa malheureuse facilité aux querelles, était un grand et gros garçon à mine réjouie, le visage rasé, haut en couleurs, paraissant au plus
Gloussements de poules et de diudous.
àg-é devingt-sept ou vingt-huit ans. L'air vif et franc, tout en dehors, il abondait en gestes et en paroles, sa figure changeait d'expression à toute minute, maintenant épanouie en un large sourire, et l'instant d'après toute renfrognée par le souci ou froncée par la colère.
Maître Jacques Bonvarlet, tout au contraire, était un petit homme d'aspect doux et timide, âgé déjà et tout grisonnant, mince et maigre, les cheveux un peu rares, avec une barbe courte en pointe. Sobre de gestes et de paroles, il s'était remis à l'ouvrage après sa réponse, et l'outil avec lequel il grattait la pierre ne faisait pas plus de bruit que lui.
— Ces braves vendeurs de légumes et de poulailles ne lèvent pas le nez, cria Jehan d'un air vexé, nous sommes bien bons de nous donner du mal pour embellir les bâtiments et édifices de la ville, ils ne regardent même pas !... Pour satisfaire qui travaillons-nous ainsi, maître Bonvarlet?
— Nous ! répondit laconiquement le sculpteur.
— Vous dites bien vrai, fit Jehan des Torgnoles avec un éclat de rire en se laissant glisser en bas de l'échafaudage, au grand émoi d'un groupe de paysannes surprises de le voir tomber du ciel sur leurs têtes.
L'instant d'après Jehan des Torgnoles était attablé devant un broc d'hydromel à l'auberge de la Fleur de Lys
Grognements aigus de petits cochons roses.
ouverte sur la place toute pleine et bourdonnante en ce jour de marché, dans un vacarme de conversations et de cris d'animaux, gloussements de poules ou de dindons, couins couinsdecanards, bêlements de moutons, grognements aigus de petits cochons roses serrés dans des caisses do planches, clameurs de protestation de porcs gras, en-fraînés vers de sombres destins par quelque charcutier faiseur de boudins et de saucisses.
En vérité Jehan des Tor-gnoles semblait avoir oublié ses bonnes résolutions ; à le voir trinquer et rire plein d'animation avec quelques gaillards rubiconds, il paraissait bien avoir remis à plus tard son intention de délaisser ses déplorables habitudes et de s'amender le plus vite possible.
Attablés à l'auberge.
Le pont de Compièguc
II
COMMENT JEHAN LYMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE
Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an ï^^ç), année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de .[ehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renomniés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles; — chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser
Délivrance d'Orléans,
jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.
Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les cœurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.
Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient
Entrée en ville.
avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dansl'avancée, par crainte de surprise. Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.
11 en fut bientôt ainsi sur tout le marché ; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les œufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de