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Arrivé devant la maison, reconnaissable à un immense écriteau de bois noir où le nom de «Gatonax» s'étalait en d'énormes lettres couleur de potiron, et en deux petites armoires vitrées où des dents de pâte étaient soigneusement alignées dans des gencives de cire rose, reliées entre elles par des ressorts mécaniques de laiton, il haleta, la sueur aux tempes; une transe horrible lui vint, un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement eut lieu, la souffrance s'arrêta, la dent se tut.

Il restait, stupide, sur le trottoir; il s'était enfin roidi contre l'angoisse, avait escaladé un escalier obscur, grimpé quatre à quatre jusqu'au troisième étage. Là, il s'était trouvé devant une porte où une plaque d'émail répétait, inscrit avec des lettres d'un bleu céleste, le nom de l'enseigne. Il avait tiré la sonnette, puis, épouvanté par les larges crachats rouges qu'il apercevait collés sur les marches, il fit volte-face, résolu à souffrir des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant perça les cloisons, emplit la cage de l'escalier, le cloua d'horreur, sur place, en même temps qu'une porte s'ouvrit et qu'une vieille femme le pria d'entrer.

La honte l'avait emporté sur la peur; il avait été introduit dans une salle à manger; une autre porte avait claqué, donnant passage à un terrible grenadier, vêtu d'une redingote et d'un pantalon noirs, en bois; des Esseintes le suivit dans une autre pièce.

Ses sensations devenaient, dès ce moment, confuses. Vaguement il se souvenait de s'être affaissé, en face d'une fenêtre, dans un fauteuil, d'avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent: «elle a été déjà plombée; j'ai peur qu'il n'y ait rien à faire.»

L'homme avait immédiatement supprimé ces explications, en lui enfonçant un index énorme dans la bouche; puis, tout en grommelant sous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une table. Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s'était mis, souffrant des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu'une bête qu'on assassine. Un craquement s'était fait entendre, la molaire se cassait, en venant; il lui avait alors semblé qu'on lui arrachait la tête, qu'on lui fracassait le crâne; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s'était furieusement défendu contre l'homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s'il voulait lui entrer son bras jusqu'au fond du ventre, s'était brusquement reculé d'un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l'avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue où pendait du rouge!

Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein une cuvette, refusé, d'un geste, à la vieille femme qui rentrait, l'offrande de son chicot qu'elle s'apprêtait à envelopper dans un journal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son tour, des crachats sanglants sur les marches, et il s'était retrouvé, dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s'intéressant aux moindres choses.

– Brou! fit-il, attristé par l'assaut de ces souvenirs. Il se leva pour rompre l'horrible charme de cette vision et, revenu dans la vie présente, il s'inquiéta de la tortue.

Elle ne bougeait toujours point, il la palpa – elle était morte. Sans doute habituée à une existence sédentaire, à une humble vie passée sous sa pauvre carapace, elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui imposait, la rutilante chape dont on l'avait vêtue, les pierreries dont on lui avait pavé le dos, comme un ciboire.

C HAPITRE V

En même temps que s'appointait son désir de se soustraire à une haïssable époque d'indignes muflements, le besoin de ne plus voir de tableaux représentant l'effigie humaine tâchant à Paris entre quatre murs, ou errant en quête d'argent par les rues, était devenu pour lui plus despotique.

Après s'être désintéressé de l'existence contemporaine, il avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnances ou de regrets, aussi, avait-il voulu une peinture subtile, exquise, baignant dans un rêve ancien, dans une corruption antique, loin de nos moeurs, loin de nos jours.

Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux, quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système nerveux par d'érudites hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions nonchalantes et atroces.

Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs transports, Gustave Moreau.

Il avait acquis ses deux chefs-d'oeuvre et, pendant des nuits, il rêvait devant l'un deux, le tableau de la Salomé ainsi conçu:

Un trône se dressait, pareil au maître-autel d'une cathédrale, sous d'innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues ainsi que des piliers romans, émaillées de briques polychromes, serties de mosaïques, incrustées de lapis et de sardoines, dans un palais semblable à une basilique d'une architecture tout à la fois musulmane et byzantine.

Au centre du tabernacle surmontant l'autel précédé de marches en forme de demi-vasques, le Tétrarque Hérode était assis, coiffé d'une tiare, les jambes rapprochées, les mains sur les genoux.

La figure était jaune, parcheminée, annelée de rides, décimée par l'âge; sa longue barbe flottait comme un nuage blanc sur les étoiles en pierreries qui constellaient la robe d'orfroi plaquée sur sa poitrine.

Autour de cette statue, immobile, figée dans une pose hiératique de dieu hindou, des parfums brûlaient, dégorgeant des nuées de vapeurs que trouaient, de même que des yeux phosphorés de bêtes, les feux des pierres enchâssées dans les parois du trône; puis la vapeur montait, se déroulait sous les arcades où la fumée bleue se mêlait à la poudre d'or des grands rayons de jour, tombés des dômes.

Dans l'odeur perverse des parfums, dans l'atmosphère surchauffée de cette église, Salomé, le bras gauche étendu, en un geste de commandement, le bras droit replié, tenant à la hauteur du visage un grand lotus, s'avance lentement sur les pointes, aux accords d'une guitare dont une femme accroupie pince les cordes.

La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle commence la lubrique danse qui doit réveiller les sens assoupis du vieil Hérode; ses seins ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs bouts se dressent; sur la moiteur de sa peau les diamants, attachés, scintillent; ses bracelets, ses ceintures, ses bagues, crachent des étincelles; sur sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d'argent, lamée d'or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides aux élytres éblouissants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu d'acier, tigrés de vert paon.

Concentrée, les yeux fixes, semblable à une somnambule, elle ne voit ni le Tétrarque qui frémit, ni sa mère, la féroce Hérodias, qui la surveille, ni l'hermaphrodite ou l'eunuque qui se tient, le sabre au poing, en bas du trône, une terrible figure, voilée jusqu'aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même qu'une gourde, sous sa tunique bariolée d'orange.