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En poussant les choses à l'extrême, il tuera, je l'espère, le monsieur qui apparaîtra mal à propos tandis qu'il tentera de forcer son secrétaire: – alors, mon but sera atteint, j'aurai contribué, dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne.

Les femmes ouvrirent de grands yeux.

– Te voilà? reprit-il, voyant Auguste qui rentrait dans le salon et se dérobait, rouge et penaud, derrière la belle Juive. – Allons, gamin, il se fait tard, salue ces dames. Et il lui expliqua dans l'escalier qu'il pourrait, chaque quinzaine, se rendre, sans bourse délier, chez madame Laure; puis, une fois dans la rue, sur le trottoir, regardant l'enfant abasourdi:

– Nous ne nous verrons plus, fit-il; retourne au plus vite chez ton père dont la main est inactive et le démange, et rappelle-toi cette parole quasi évangélique: Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu'ils te fassent; avec cette maxime tu iras loin. – Bonsoir. – Surtout ne sois pas ingrat, donne-moi le plus tôt possible de tes nouvelles par la voie des gazettes judiciaires.

– Le petit Judas! murmurait maintenant des Esseintes, en tisonnant ses braises; – dire que je n'ai jamais vu son nom figurer parmi les faits-divers! – Il est vrai qu'il ne m'a pas été possible de jouer serré, que j'ai pu prévoir mais non supprimer certains aléas, tels que les carottes de la mère Laure, empochant l'argent sans échange de marchandise; la toquade d'une de ces femmes pour Auguste qui a peut-être consommé, au bout de ses trois mois, à l'oeil; voire même les vices faisandés de la belle Juive qui ont pu effrayer ce gamin trop impatient et trop jeune pour se prêter aux lents préambules et aux foudroyantes fins des artifices. À moins donc qu'il n'ait eu des démêlés avec la justice depuis qu'étant à Fontenay, je ne lis plus de feuilles, je suis floué.

Il se leva et fit plusieurs tours dans sa chambre. – Ce serait tout de même dommage, se dit-il, car, en agissant de la sorte, j'avais réalisé la parabole laïque, l'allégorie de l'instruction universelle qui, ne tendant à rien moins qu'à transmuer tous les gens en des Langlois, s'ingénie, au lieu de crever définitivement et par compassion les yeux des misérables, à les leur ouvrir tout grands et de force, pour qu'ils aperçoivent autour d'eux des sorts immérités et plus cléments, des joies plus laminées et plus aiguës et, par conséquent, plus désirables et plus chères.

Et le fait est, continua des Esseintes, poursuivant son raisonnement, le fait est que, comme la douleur est un effet de l'éducation, comme elle s'élargit et s'acière à mesure que les idées naissent: plus on s'efforcera d'équarrir l'intelligence et d'affiner le système nerveux des pauvres diables, et plus on développera en eux les germes si furieusement vivaces de la souffrance morale et de la haine.

Les lampes charbonnaient. Il les remonta et consulta sa montre. – Trois heures du matin. – Il alluma une cigarette et se replongea dans la lecture interrompue par ses rêveries, du vieux poème latin De laude castitatis, écrit sous le règne de Gondebald, par Avitus, évêque métropolitain de Vienne.

C HAPITRE VII

Depuis cette nuit où, sans cause apparente, il avait évoqué le mélancolique souvenir d'Auguste Langlois, il revécut toute son existence.

Il était maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu'il consultait; ses yeux mêmes ne lisaient plus – il lui sembla que son esprit saturé de littérature et d'art se refusait à en absorber davantage.

Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance, pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l'hiver; la solitude avait agi sur son cerveau, de même qu'un narcotique. Après l'avoir tout d'abord énervé et tendu, elle amenait une torpeur hantée de songeries vagues; elle annihilait ses desseins, brisait ses volontés, guidait un défilé de rêves qu'il subissait, passivement, sans même essayer de s'y soustraire.

Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu'il avait accumulées depuis son isolement, ainsi qu'un barrage pour arrêter le courant des anciens souvenirs, avait été brusquement emporté, et le flot s'ébranlait, culbutant le présent, l'avenir, noyant tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d'une immense étendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son existence, des riens absurdes.

Le livre qu'il tenait à la main tombait sur ses genoux; il s'abandonnait, regardant, plein de dégoûts et d'alarmes, défiler les années de sa vie défunte; elles pivotaient, ruisselaient maintenant autour du rappel de madame Laure et d'Auguste, enfoncé, dans ces fluctuations, comme un pieu ferme, comme un fait net. Quelle époque que celle-là! c'était le temps des soirées dans le monde, des courses, des parties de cartes, des amours commandées à l'avance, servies, à l'heure, sur le coup de minuit, dans son boudoir rose! Il se remémorait des figures, des mines, des mots nuls qui l'obsédaient avec cette ténacité des airs vulgaires qu'on ne peut se défendre de fredonner, mais qui finissent par s'épuiser, tout à coup, sans qu'on y pense.

Cette période fut de courte durée; il eut une sieste de mémoire, se replongea dans ses études latines afin d'effacer jusqu'à l'empreinte même de ces retours.

Le branle était donné; une seconde phase succéda presque immédiatement à la première, celle des souvenirs de son enfance, celle surtout des ans écoulés chez les Pères.

Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains, gravés d'une façon, plus accusée et plus sûre; le parc touffu, les longues allées, les plates-bandes, les bancs, tous les détails matériels se levèrent dans sa chambre.

Puis les jardins s'emplirent, il entendit résonner les cris des élèves, les rires des professeurs se mêlant aux récréations, jouant à la paume, la soutane retroussée, serrée entre les genoux, ou bien causant avec les jeunes gens, sans pose ni morgue, ainsi que des camarades du même âge, sous les arbres.

Il se rappela le joug paternel qui s'accommodait mal des punitions, se refusait à infliger des cinq cents et des mille vers, se contentait de faire «réparer», tandis que les autres s'amusaient, la leçon pas sue, recourait plus souvent encore à la simple réprimande, entourait l'enfant d'une surveillance active mais douce, cherchant à lui être agréable, consentant à des promenades où bon lui semblait, le mercredi, saisissant l'occasion de toutes les petites fêtes non carillonnées de l'Église, pour ajouter à l'ordinaire des repas des gâteaux et du vin, pour le régaler de parties de campagne; un joug paternel qui consistait à ne pas abrutir l'élève, à discuter avec lui, à le traiter déjà en homme, tout en lui conservant le dorlotement d'un bambin gâté.

Ils arrivaient ainsi à prendre sur l'enfant un réel ascendant, à pétrir, dans une certaine mesure, les intelligences qu'ils cultivaient, à les diriger, dans un sens, à les greffer d'idées spéciales, à assurer la croissance de leurs pensées par une méthode insinuante et pateline qu'ils continuaient, en s'efforçant de les suivre dans la vie, de les soutenir dans leur carrière, en leur adressant ces lettres affectueuses comme le dominicain Lacordaire savait en écrire à ses anciens élèves de Sorrèze.