Des Esseintes se rendait compte par lui-même de l'opération qu'il se figurait avoir sans résultat subie; son caractère rebelle aux conseils pointilleux, fureteur, porté aux controverses, l'avait empêché d'être modelé par leur discipline, asservi par leurs leçons; une fois sorti du collège, son scepticisme s'était accru; son passage au travers d'un monde légitimiste, intolérant et borné, ses conversations avec d'inintelligents marguilliers et de bas abbés dont les maladresses déchiraient le voile si savamment tissé par les Jésuites, avaient encore fortifié son esprit d'indépendance, augmenté sa défiance en une foi quelconque.
Il s'estimait, en somme, dégagé de tout lien, de toute contrainte; il avait simplement gardé, contrairement à tous les gens élevés dans les lycées ou les pensions laïques, un excellent souvenir de son collège et de ses maîtres, et voilà que maintenant, il se consultait, en arrivait à se demander si les semences tombées jusqu'à ce jour dans un sol stérile, ne commençaient pas à poindre.
En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans un état d'âme indescriptible. Il croyait pendant une seconde, allait d'instinct à la religion, puis au moindre raisonnement son attirance vers la foi s'évaporait; mais il restait, malgré tout, plein de trouble.
Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu'il n'aurait jamais l'esprit d'humilité et de pénitence vraiment chrétien; il savait, à n'en pouvoir hésiter, que ce moment dont parle Lacordaire, ce moment de la grâce «où le dernier trait de lumière pénètre dans l'âme et rattache à un centre commun les vérités qui y sont éparses», ne viendrait jamais pour lui; il n'éprouvait pas ce besoin de mortification et de prière sans lequel, si l'on écoute la majeure partie des prêtres, aucune conversion n'est possible; il ne ressentait aucun désir d'implorer un Dieu dont la miséricorde lui semblait des moins probables; et cependant la sympathie qu'il conservait pour ses anciens maîtres arrivait à le faire s'intéresser à leurs travaux, à leurs doctrines; ces accents inimitables de la conviction, ces voix ardentes d'hommes d'une intelligence supérieure lui revenaient, l'amenaient à douter de son esprit et de ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait, sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement subies, sans renouvellement de pensées, sans cet échange de sensations venues du dehors, de la fréquentation du monde, de l'existence menée en commun; dans ce confinement contre nature où il s'entêtait, toutes les questions, oubliées pendant son séjour à Paris, se posaient à nouveau, comme d'irritants problèmes.
La lecture des ouvrages latins qu'il aimait, d'ouvrages presque tous rédigés par des évêques et par des moines, avait sans doute contribué à déterminer cette crise. Enveloppé dans une atmosphère de couvent, dans un parfum d'encens qui lui grisaient la tête, il s'était exalté les nerfs et par une association d'idées, ces livres avaient fini par refouler les souvenirs de sa vie de jeune homme, par remettre en lumière ceux de sa jeunesse, chez les Pères.
– Il n'y a pas à dire, pensait des Esseintes s'essayant à se raisonner, à suivre la marche de cette ingestion de l'élément Jésuite, à Fontenay; j'ai, depuis mon enfance, et sans que je l'aie jamais su, ce levain qui n'avait pas encore fermenté; ce penchant même que j'ai toujours eu pour les objets religieux en est peut-être une preuve.
Mais il cherchait à se persuader le contraire, mécontent de ne plus être maître absolu chez lui; il se procura des motifs; il avait dû forcément se tourner du côté du sacerdoce, puisque l'Église a, seule, recueilli l'art, la forme perdue des siècles; elle a immobilisé, jusque dans la vile reproduction moderne, le contour des orfèvreries, gardé le charme des calices élancés comme des pétunias, des ciboires aux flancs purs; préservé, même dans l'aluminium, dans les faux émaux, dans les verres colorés, la grâce des façons d'antan. En somme, la plupart des objets précieux, classés au musée de Cluny, et échappés par miracle à l'immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes de France; de même que l'Église a préservé de la barbarie, au moyen âge, la philosophie, l'histoire et les lettres, de même elle a sauvé l'art plastique, amené jusqu'à nos jours ces merveilleux modèles de tissus, de joailleries que les fabricants de choses saintes gâtent le plus qu'ils peuvent, sans en pouvoir toutefois altérer la forme initiale, exquise. Il n'y avait dès lors rien de surprenant à ce qu'il eût pourchassé ces antiques bibelots, qu'il eût, avec nombre de collectionneurs, retiré ces reliques de chez les antiquaires de Paris, de chez les brocanteurs de la campagne.
Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenait pas complètement à se convaincre. Certes, en se résumant, il persistait à considérer la religion ainsi qu'une superbe légende, qu'une magnifique imposture, et cependant, en dépit de toutes ces explications, son scepticisme commençait à s'entamer.
Évidemment, ce fait bizarre existait: il était moins assuré maintenant que dans son enfance, alors que la sollicitude des Jésuites était directe, que leur enseignement était inévitable, qu'il était entre leurs mains, leur appartenait, corps et âme, sans liens de famille, sans influences pouvant réagir contre eux, du dehors. Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût du merveilleux qui s'était lentement et obscurément ramifié dans son âme, qui s'épanouissait aujourd'hui, dans la solitude, qui agissait quand même sur l'esprit silencieux, interné, promené dans le court manège des idées fixes.
À examiner le travail de sa pensée, à chercher à en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes, il en vint à se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, dérivaient de l'éducation qu'il avait reçue. Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricité, n'étaient-ils pas, en somme, des résultats d'études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spéculations quasi théologiques; c'étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle que nous promettent les Écritures.
Il s'arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. – Allons, se dit-il, dépité, je suis encore plus atteint que je ne le croyais; voilà que j'argumente avec moi-même, ainsi qu'un casuiste.
Il resta songeur, agité d'une crainte sourde; certes, si la théorie de Lacordaire était exacte, il n'avait rien à redouter, puisque le coup magique de la conversion ne se produit point dans un sursaut; il fallait, pour amener l'explosion, que le terrain fût longuement, constamment miné; mais si les romanciers parlent du coup de foudre de l'amour, un certain nombre de théologiens parlent aussi du coup de foudre de la religion; en admettant que cette doctrine fût vraie, personne n'était alors sûr de ne pas succomber. Il n'y avait plus ni analyse à faire sur soi-même, ni pressentiments à considérer, ni mesures préventives à requérir; la psychologie du mysticisme était nulle. C'était ainsi parce que c'était ainsi, et voilà tout.
– Eh! je deviens stupide, se dit des Esseintes, la crainte de cette maladie va finir par déterminer la maladie elle-même, si ça continue.
Il parvint à secouer un peu cette influence; ses souvenirs s'apaisèrent, mais d'autres symptômes morbides parurent; maintenant les sujets de discussions le hantaient seuls; le parc, les leçons, les Jésuites étaient loin; il était dominé, tout entier, par des abstractions; il pensait, malgré lui, à des interprétations contradictoires de dogmes, à des apostasies perdues, consignées dans l'ouvrage sur les Conciles, du père Labbe. Des bribes de ces schismes, des bouts de ces hérésies, qui divisèrent, pendant des siècles, les Églises de l'Occident et de l'Orient, lui revenaient. Ici, Nestorius contestant à la Vierge le titre de mère de Dieu, parce que, dans le mystère de l'Incarnation, ce n'était pas le Dieu, mais bien la créature humaine qu'elle avait portée dans ses flancs; là, Eutychès, déclarant que l'image du Christ ne pouvait ressembler à celle des autres hommes, puisque la Divinité avait élu domicile dans son corps et en avait, par conséquent, changé la forme du tout au tout; là encore, d'autres ergoteurs soutenaient que le Rédempteur n'avait pas eu du tout de corps, que cette expression des livres saints devait être prise au figuré; tandis que Tertullien émettait son fameux axiome quasi matérialiste: «Rien n'est incorporel que ce qui n'est pas; tout ce qui est, a un corps qui lui est propre»; enfin cette vieille question, débattue pendant des ans: le Christ a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bien la Trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert, dans sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le sollicitaient et le pressaient – et, machinalement, comme une leçon jadis apprise, il se posait à lui-même les questions et se donnait les réponses.