Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillement de paradoxes, de subtilités, un vol de poils fendus en quatre, un écheveau de règles aussi compliquées que des articles de codes, prêtant à tous les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à une jurisprudence céleste des plus ténues, des plus baroques; puis le côté abstrait s'effaça, à son tour, et tout un côté plastique lui succéda, sous l'action des Gustave Moreau pendus aux murs.
Il vit défiler toute une procession de prélats: des archimandrites, des patriarches, levant, pour bénir la foule agenouillée, des bras d'or, agitant leurs barbes blanches dans la lecture et la prière; il vit s'enfoncer dans des cryptes obscures des files silencieuses de pénitents; il vit s'élever des cathédrales immenses où tonitruaient des moines blancs en chaire. De même, qu'après une touche d'opium, de Quincey, au seul mot de «Consul Romanus», évoquait des pages entières de Tite-Live, regardait s'avancer la marche solennelle des Consuls, s'ébranler la pompeuse ordonnance des armées romaines; lui, sur une expression théologique, demeurait haletant, considérait des reflux de peuple, des apparitions épiscopales se détachant sur les fonds embrasés des basiliques; ces spectacles le tenaient sous le charme, courant d'âges en âges, arrivant aux cérémonies religieuses modernes, le roulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.
Là, il n'avait plus de raisonnement à se faire, plus de débats à supporter; c'était une indéfinissable impression de respect et de crainte; le sens artiste était subjugué par les scènes si bien calculées des catholiques; à ces souvenirs, ses nerfs tressaillaient, puis en une subite rébellion, en une rapide volte, des idées monstrueuses naissaient en lui, des idées de ces sacrilèges prévus par le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs abus de l'eau bénite et de l'huile sainte. En face d'un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d'un crime pratiqué, en pleine église par un croyant s'acharnant, dans une horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d'outrages, à abreuver d'opprobres, les choses révérées; des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possessions et d'exorcismes se levaient; il en venait à se demander s'il ne commettait pas un sacrilège, en possédant des objets autrefois consacrés, des canons d'église, des chasubles et des custodes; et, cette pensée d'un état peccamineux lui apportait une sorte d'orgueil et d'allègement; il y démêlait des plaisirs de sacrilèges, mais de sacrilèges contestables, en tout cas, peu graves, puisqu'en somme il aimait ces objets et n'en dépravait pas l'usage; il se berçait ainsi de pensées prudentes et lâches, la suspicion de son âme lui interdisant des crimes manifestes, lui enlevant la bravoure nécessaire pour accomplir des péchés épouvantables, voulus, réels.
Peu à peu enfin, ces arguties s'évanouirent. Il vit, en quelque sorte, du haut de son esprit, le panorama de l'Église, son influence héréditaire sur l'humanité, depuis des siècles; il se la représenta, désolée et grandiose, énonçant à l'homme, l'horreur de la vie, l'inclémence de la destinée, prêchant la patience, la contrition, l'esprit de sacrifice; tâchant de panser les plaies, en montrant les blessures saignantes du Christ; assurant des privilèges divins, promettant la meilleure part du paradis aux affligés; exhortant la créature humaine à souffrir; à présenter à Dieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes et ses peines. Elle devenait véritablement éloquente, maternelle aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pour les oppresseurs et les despotes.
Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il était satisfait de cet aveu de l'ordure sociale, mais alors, il se révoltait contre le vague remède d'une espérance en une autre vie. Schopenhauer était plus exact; sa doctrine et celle de l'Église partaient d'un point de vue commun; lui aussi se basait sur l'iniquité et sur la turpitude du monde, lui aussi jetait avec l'Imitation de Notre-Seigneur, cette clameur douloureuse: «C'est vraiment une misère que de vivre sur la terre!» Lui aussi prêchait le néant de l'existence, les avantages de la solitude, avisait l'humanité que quoi qu'elle fît, de quelque côté qu'elle se tournât, elle demeurerait malheureuse: pauvre, à cause des souffrances qui naissent des privations, riche, en raison de l'invincible ennui qu'engendre l'abondance; mais il ne vous prônait aucune panacée, ne vous berçait, pour remédier à d'inévitables maux, par aucun leurre.
Il ne vous soutenait pas le révoltant système du péché originel; ne tentait point de vous prouver que celui-là est un Dieu souverainement bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles, écrase l'enfance, abêtit la vieillesse, châtie les incoupables; il n'exaltait pas les bienfaits d'une Providence qui a inventé cette abomination, inutile, incompréhensible, injuste, inepte, la souffrance physique; loin de s'essayer à justifier, ainsi que l'Église, la nécessité des tourments et des épreuves, il s'écriait, dans sa miséricorde indignée: «Si un Dieu a fait ce monde, je n'aimerais pas à être ce Dieu; la misère du monde me déchirerait le coeur.»
Ah! lui seul était dans le vrai! qu'étaient toutes les pharmacopées évangéliques à côté de ses traités d'hygiène spirituelle? Il ne prétendait rien guérir, n'offrait aux malades aucune compensation, aucun espoir; mais sa théorie du Pessimisme était, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des âmes élevées; elle révélait la société telle qu'elle est, insistait sur la sottise innée des femmes, vous signalait les ornières, vous sauvait des désillusions en vous avertissant de restreindre autant que possible vos espérances, de n'en point du tout concevoir, si vous vous en sentiez la force, de vous estimer enfin heureux si, à des moments inopinés, il ne vous dégringolait pas sur la tête de formidables tuiles.
Élancée de la même piste que l'Imitation, cette théorie aboutissait, elle aussi, mais sans s'égarer parmi de mystérieux dédales et d'invraisemblables routes, au même endroit, à la résignation, au laisser-faire.
Seulement, si cette résignation tout bonnement issue de la constatation d'un état de choses déplorable et de l'impossibilité d'y rien changer, était accessible aux riches de l'esprit, elle n'était que plus difficilement saisissable aux pauvres dont la bienfaisante religion calmait plus aisément alors les revendications et les colères,
Ces réflexions soulageaient des Esseintes d'un lourd poids; les aphorismes du grand Allemand apaisaient le frisson de ses pensées et cependant, les points de contact de ces deux doctrines les aidaient à se rappeler mutuellement à la mémoire, et il ne pouvait oublier, ce catholicisme si poétique, si poignant, dans lequel il avait baigné et dont il avait jadis absorbé l'essence par tous les pores.