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Ces retours de la croyance, ces appréhensions de la foi le tourmentaient surtout depuis que des altérations se produisaient dans sa santé; ils coïncidaient avec des désordres nerveux nouvellement venus.

Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé par d'inexplicables répulsions, par des frémissements qui lui glaçaient l'échine, lui contractaient les dents, par exemple, quand il voyait du linge mouillé qu'une bonne était en train de tordre; ces effets avaient toujours persisté; aujourd'hui encore il souffrait réellement à entendre déchirer une étoffe, à frotter un doigt sur un bout de craie, à tâter avec la main un morceau de moire.

Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées de son cerveau, avaient singulièrement aggravé sa névrose originelle, amoindri le sang déjà usé de sa race; à Paris, il avait dû suivre des traitements d'hydrothérapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus la tempe, aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu'il ne pouvait combattre qu'en s'étendant sur le dos, dans l'ombre.

Ces accidents avaient lentement disparu, grâce à une vie plus réglée, plus calme; maintenant, ils s'imposaient à nouveau, variant de forme, se promenant par tout le corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants; puis la toux nerveuse, déchirante, aride, commençant juste à telle heure, durant un nombre de minutes toujours égal, le réveilla, l'étrangla au lit; enfin l'appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui parcoururent l'estomac; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée, un gilet serré.

Il supprima les alcools, le café, le thé, but des laitages, recourut à des affusions d'eau froide, se bourra d'assa-foetida, de valériane et de quinine; il voulut même sortir de sa maison, se promena un peu, dans la campagne, lorsque vinrent ces jours de pluie qui la font silencieuse et vide; il se força à marcher, à prendre de l'exercice; en dernier ressort, il renonça provisoirement à la lecture et, rongé d'ennui, il se détermina, pour occuper sa vie devenue oisive, à réaliser un projet qu'il avait sans cesse différé, par paresse, par haine du dérangement, depuis qu'il s'était installé à Fontenay.

Ne pouvant plus s'enivrer à nouveau des magies du style, s'énerver sur le délicieux sortilège de l'épithète rare qui, tout en demeurant précise, ouvre cependant à l'imagination des initiés, des au-delà sans fin, il se résolut à parachever l'ameublement du logis, à se procurer des fleurs précieuses de serre, à se concéder ainsi une occupation matérielle qui le distrairait, lui détendrait les nerfs, lui reposerait le cerveau, et il espérait aussi que la vue de leurs étranges et splendides nuances le dédommagerait un peu des chimériques et réelles couleurs du style que sa diète littéraire allait lui faire momentanément oublier ou perdre.

C HAPITRE VIII

Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion qui, pendant ses séjours à Jutigny, s'était tout d'abord étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur une seule caste.

Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante qui s'épanouit sur les éventaires des marchés parisiens, dans des pots mouillés, sous de vertes bannes ou sous de rougeâtres parasols.

En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupations d'art, s'étaient affinés, ne s'attachant plus qu'aux oeuvres triées à l'étamine, distillées par des cerveaux tourmentés et subtils; en même temps aussi que sa lassitude des idées répandues s'était affirmée, son affection pour les fleurs s'était dégagée de tout résidu, de toute lie, s'était clarifiée, en quelque sorte, rectifiée.

Il assimilait volontiers le magasin d'un horticulteur à un microcosme où étaient représentées toutes les catégories de la société: les fleurs pauvres et canailles, les fleurs de bouge, qui ne sont dans leur vrai milieu que lorsqu'elles reposent sur des rebords de mansardes, les racines tassées dans des boîtes au lait et de vieilles terrines, la giroflée, par exemple; les fleurs prétentieuses, convenues, bêtes, dont la place est seulement dans des cache-pots de porcelaine peints par des jeunes filles, telles que la rose; enfin les fleurs de haute lignée telles que les orchidées, délicates et charmantes, palpitantes et frileuses; les fleurs exotiques, exilées à Paris, au chaud dans des palais de verre; les princesses du règne végétal, vivant à l'écart, n'ayant plus rien de commun avec les plantes de la rue et les flores bourgeoises.

En somme, il ne laissait pas que d'éprouver un certain intérêt, une certaine pitié, pour les fleurs populacières exténuées par les haleines des égouts et des plombs, dans les quartiers pauvres; il exécrait, en revanche, les bouquets en accord avec les salons crème et or des maisons neuves; il réservait enfin, pour l'entière joie de ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de loin, entretenues avec des soins rusés, sous de faux équateurs produits par les souffles dosés des poêles.

Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre s'était lui-même modifié sous l'influence de ses idées générales, de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois, à Paris, son penchant naturel vers l'artifice l'avait conduit à délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des velours.

Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques, ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant la nature pas à pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa naissance, la menant à maturité, la simulant jusqu'à son déclin; arrivant à noter les nuances les plus infinies, les traits les plus fugitifs de son réveil ou de son repos; observant la tenue de ses pétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie; jetant sur ses corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme; la façonnant, en pleine floraison, alors que les branches se courbent sous le poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule racornie, quand les calices se dépouillent et quand les feuilles tombent.

Cet art admirable l'avait longtemps séduit, mais il rêvait maintenant à la combinaison d'une autre flore.

Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.

Il dirigea ses pensées dans ce sens; il n'eut point à chercher longtemps, à aller loin, puisque sa maison était située au beau milieu du pays des grands horticulteurs. Il s'en fut tout bonnement visiter les serres de l'avenue de Châtillon et de la vallée d'Aunay, revint éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces qu'il avait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques et bizarres.

Deux jours après, les voitures arrivèrent.

Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes, une à une.

Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d'énormes feuilles, de la forme d'un coeur; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun ne se répétait.

Il y en avait d'extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d'Angleterre; de tout blancs, tels que l'Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d'un boeuf, dans la vessie diaphane d'un porc; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l'huile, par des taches de minium et de céruse; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l'illusion d'un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte; ceux-là, comme l'Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang.