Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous la ridicule appellation de «Perles des Pyrénées» étaient une goutte de parfum de sarcanthus, une goutte d'essence féminine, cristallisée dans un morceau de sucre; ils pénétraient les papilles de la bouche, évoquaient des souvenances d'eau opalisée par des vinaigres rares, de baisers très profonds tout imbibés d'odeurs.
D'habitude, il souriait, humant cet arôme amoureux, cette ombre de caresses qui lui mettait un coin de nudité dans la cervelle et ranimait, pour une seconde, le goût naguère adoré de certaines femmes; aujourd'hui, ils n'agissaient plus en sourdine, ne se bornaient plus à raviver l'image de désordres lointains et confus; ils déchiraient, au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeux la réalité corporelle, pressante et brutale.
En tête du défilé des maîtresses que la saveur de ce bonbon aidait à dessiner en des traits certains, l'une s'arrêta, montrant des dents longues et blanches, une peau satinée, toute rose, un nez taillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux coupés à la chien et blonds.
C'était miss Urania, une Américaine, au corps bien découplé, aux jambes nerveuses, aux muscles d'acier, aux bras de fonte.
Elle avait été l'une des acrobates les plus renommées du Cirque. Des Esseintes l'avait, durant de longues soirées, attentivement suivie; les premières fois, elle lui était apparue telle qu'elle était, c'est-à-dire solide et belle, mais le désir de l'approcher ne l'étreignit point; elle n'avait rien qui la recommandât à la convoitise d'un blasé, et cependant il retourna au Cirque alléché par il ne savait quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.
Peu à peu, en même temps qu'il l'observait, de singulières conceptions naquirent; à mesure qu'il admirait sa souplesse et sa force, il voyait un artificiel changement de sexe se produire en elle; ses singeries gracieuses, ses mièvreries de femelle s'effaçaient de plus en plus, tandis que se développaient, à leur place, les charmes agiles et puissants d'un mâle; en un mot, après avoir tout d'abord été femme, puis, après avoir hésité, après avoir avoisiné l'androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser, devenir complètement un homme.
Alors, de même qu'un robuste gaillard s'éprend d'une fille grêle, cette clownesse doit aimer, par tendance, une créature faible, ployée, pareille à moi, sans souffle, se dit des Esseintes, à se regarder, à laisser agir l'esprit de comparaison, il en vint à éprouver, de son côté, l'impression que lui-même se féminisait, et il envia décidément la possession de cette femme, aspirant ainsi qu'une fillette chlorotique, après le grossier hercule dont les bras la peuvent broyer dans une étreinte.
Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l'avait exalté; nous sommes voués l'un à l'autre, assurait-il; à cette subite admiration de la force brutale jusqu'alors exécrée, se joignit enfin l'exorbitant attrait de la boue, de la basse prostitution heureuse de payer cher les tendresses malotrues d'un souteneur.
En attendant qu'il se décidât à séduire l'acrobate, à entrer, si faire se pouvait, dans la réalité même, il confirmait ses rêves, en posant la série de ses propres pensées sur les lèvres inconscientes de la femme, en relisant ses intentions qu'il plaçait dans le sourire immuable et fixe de l'histrionne tournant sur son trapèze.
Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses. Miss Urania crut nécessaire de ne point céder, sans une préalable cour; néanmoins elle se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire, que des Esseintes était riche et que son nom aidait à lancer les femmes.
Mais aussitôt que ses voeux furent exaucés, son désappointement dépassa le possible. Il s'était imaginé l'Américaine, stupide et bestiale comme un lutteur de foire, et sa bêtise était malheureusement toute féminine. Certes, elle manquait d'éducation et de tact, n'avait ni bon sens ni esprit, et elle témoignait d'une ardeur animale, à table, mais tous les sentiments enfantins de la femme subsistaient en elle; elle possédait le caquet et la coquetterie des filles entichées de balivernes; la transmutation des idées masculines dans son corps de femme n'existait pas.
Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et aucune de ces brutalités d'athlète qu'il souhaitait tout en les craignant; elle n'était pas sujette comme il en avait, un moment, conçu l'espoir, aux perturbations de son sexe. En sondant bien le vide de ses convoitises, peut-être eût-il cependant aperçu un penchant vers un être délicat et fluet, vers un tempérament absolument contraire au sien, mais alors il eût découvert une préférence non pour une fillette, mais pour un joyeux gringalet, pour un cocasse et maigre clown.
Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle d'homme momentanément oublié; ses impressions de féminité, de faiblesse, de quasi-protection achetée, de peur même, disparurent; l'illusion n'était plus possible; miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la curiosité cérébrale qu'elle avait fait naître.
Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté magnifique, eût d'abord étonné et retenu des Esseintes, il chercha promptement à esquiver cette liaison, précipita la rupture, car sa précoce impuissance augmentait encore devant les glaciales tendresses, devant les prudes laisser-aller de cette femme.
Et pourtant elle était la première à s'arrêter devant lui, dans le passage ininterrompu de ces luxures; mais, au fond, si elle s'était plus énergiquement empreinte dans sa mémoire qu'une foule d'autres dont les appâts avaient été moins fallacieux et les plaisirs moins limités, cela tenait à sa senteur de bête bien portante et saine; la redondance de sa santé était l'antipode même de cette anémie, travaillée aux parfums, dont il retrouvait un fin relent dans le délicat bonbon de Siraudin.
Ainsi qu'une odorante antithèse, miss Urania s'imposait fatalement à son souvenir, mais presque aussitôt des Esseintes, heurté par cet imprévu d'un arôme naturel et brut, retournait aux exhalaisons civilisées, et inévitablement il songeait à ses autres maîtresses; elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle, mais par-dessus toutes s'exhaussait maintenant la femme dont la monstruosité l'avait tant satisfait pendant des mois.
Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux noirs, aux cheveux pommadés, plaqués sur la tête, comme avec un pinceau, séparés par une raie de garçon, près d'une tempe. Il l'avait connue dans un café-concert, où elle donnait des représentations de ventriloque
À la stupeur d'une foule que ces exercices mettaient mal à l'aise, elle faisait parler, à tour de rôle, des enfants en carton, rangés en flûte de pan, sur des chaises; elle conversait avec des mannequins presque vivants et, dans la salle même, des mouches bourdonnaient autour des lustres et l'on entendait bruire le silencieux public qui s'étonnait d'être assis et se reculait instinctivement dans ses stalles, alors que le roulement d'imaginaires voitures le frôlait, en passant, de l'entrée jusqu'à la scène.
Des Esseintes avait été fasciné; une masse d'idées germa en lui; tout d'abord il s'empressa de réduire, à coups de billets de banque, la ventriloque qui lui plut par le contraste même qu'elle opposait avec l'Américaine. Cette brunette suintait des parfums préparés, malsains et capiteux, et elle brûlait comme un cratère; en dépit de tous ses subterfuges, des Esseintes s'épuisa en quelques heures; il n'en persista pas moins à se laisser complaisamment gruger par elle, car plus que la maîtresse, le phénomène l'attirait.
D'ailleurs les plans qu'il s'était proposés, avaient mûri. Il se résolut à accomplir des projets jusqu'alors irréalisables.