Il sonna son domestique: – Vous ne sentez rien, dit-il? L'autre renifla une prise d'air et déclara ne respirer aucune fleur: le doute ne pouvait exister; la névrose revenait, une fois de plus, sous l'apparence d'une nouvelle illusion des sens.
Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme, il résolut de se plonger dans des parfums véritables, espérant que cette homéopathie nasale le guérirait ou du moins qu'elle retarderait la poursuite de l'importune frangipane.
Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près d'un ancien baptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forgé, emprisonnant ainsi que d'une margelle argentée de lune, l'eau verte et comme morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de toute forme, s'étageaient sur des rayons d'ivoire.
Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries: celle des parfums simples, c'est-à-dire des extraits ou des esprits, et celle des parfums composés, désignés sous le terme générique de bouquets.
Il s'enfonça dans un fauteuil et se recueillit.
Il était, depuis des années, habile dans la science du flair; il pensait que l'odorat pouvait éprouver des jouissances égales à celles de l'ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible, par suite d'une disposition naturelle et d'une érudite culture, de percevoir des impressions nouvelles, de les décupler, de les coordonner, d'en composer ce tout qui constitue une oeuvre; et il n'était pas, en somme, plus anormal qu'un art existât, en dégageant d'odorants fluides, que d'autres, en détachant des ondes sonores, ou en frappant de rayons diversement colorés la rétine d'un oeil; seulement, si personne ne peut discerner, sans une intuition particulière développée par l'étude, une peinture de grand maître d'une croûte, un air de Beethoven d'un air de Clapisson, personne, non plus, ne peut, sans une initiation préalable, ne point confondre, au premier abord, un bouquet créé par un sincère artiste, avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour la vente des épiceries et des bazars.
Dans cet art des parfums, un côté l'avait, entre tous, séduit, celui de la précision factice.
Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleurs dont ils portent le nom; l'artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait qu'une oeuvre bâtarde, sans vérité, sans style, attendu que l'essence obtenue par la distillation des fleurs ne saurait offrir qu'une très lointaine et très vulgaire analogie avec l'arôme même de la fleur vivante, épandant ses effluves, en pleine terre.
Aussi, à l'exception de l'inimitable jasmin, qui n'accepte aucune contrefaçon, aucune similitude, qui repousse jusqu'aux à peu près, toutes les fleurs sont exactement représentées par des alliances d'alcoolats et d'esprits, dérobant au modèle sa personnalité même et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette touche rare qui qualifie une oeuvre d'art.
En résumé, dans la parfumerie, l'artiste achève l'odeur initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu'un joaillier épure l'eau d'une pierre et la fait valoir.
Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous, s'étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature, ce style d'une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d'abord fallu travailler la grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer les oeuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la construction de leurs phrases, peser la proportion de leurs mots et l'arrangement de leurs périodes.
Puis, dans cet idiome des fluides, l'expérience devait appuyer les théories trop souvent incomplètes et banales.
La parfumerie classique était, en effet, peu diversifiée, presque incolore, uniformément coulée dans une matrice fondue par d'anciens chimistes; elle radotait, confinée en ses vieux alambics, lorsque la période romantique était éclose et l'avait, elle aussi, modifiée, rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.
Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue. Le style parfumé Louis XIII, composé des éléments chers à cette époque, de la poudre d'iris, du musc, de la civette, de l'eau de myrte; déjà désignée sous le nom d'eau des anges, était à peine suffisant pour exprimer les grâces cavalières, les teintes un peu crues du temps, que nous ont conservées certains des sonnets de Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l'oliban, les senteurs mystiques, puissantes et austères, l'allure pompeuse du grand siècle, les artifices redondants de l'art oratoire, le style large, soutenu, nombreux, de Bossuet et des maîtres de la chaire, furent presque possibles; plus tard encore, les grâces fatiguées et savantes de la société française sous Louis XV, trouvèrent plus facilement leur interprète dans la frangipane et la maréchale qui donnèrent en quelque sorte la synthèse même de cette époque; puis, après l'ennui et l'incuriosité du premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des préparations au romarin, la parfumerie se jeta, derrière Victor Hugo et Gautier, vers les pays du soleil; elle créa des orientales, des selam fulgurants d'épices, découvrit des intonations nouvelles, des antithèses jusqu'alors inosées, tria et reprit d'anciennes nuances qu'elle compliqua, qu'elle subtilisa, qu'elle assortit elle rejeta résolument enfin, cette volontaire décrépitude à laquelle l'avaient réduite les Malesherbes, les Boileau, les Andrieux, les Baour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.
Mais cette langue n'était pas demeurée, depuis la période de 1830, stationnaire. Elle avait encore évolué, et, se modelant sur la marche du siècle, elle s'était avancée parallèlement avec les autres arts, s'était, elle aussi, pliée aux voeux des amateurs et des artistes, se lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginant des albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de Takéoka, obtenant par des alliances de lavande et de girofle, l'odeur du Rondéletia; par un mariage de patchouli et de camphre, l'arôme singulier de l'encre de Chine; par des composés de citron, de girofle et de néroli, l'émanation de l'Hovénia du Japon.
Des Esseintes étudiait, analysait l'âme de ces fluides, faisait l'exégèse de ces textes; il se complaisait à jouer pour sa satisfaction personnelle, le rôle d'un psychologue, à démonter et à remonter les rouages d'une oeuvre, à dévisser les pièces formant la structure d'une exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté d'une touche presque impeccable.
De même qu'un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une goutte; qu'un vendeur de houblon, dès qu'il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur exacte; qu'un négociant chinois peut immédiatement révéler l'origine des thés qu'il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été cultivé, l'époque où ses feuilles ont été cueillies, préciser le degré de torréfaction, l'influence qu'il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l'Aglaia, de l'Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un relent de fleurs lointaines et fraîches; de même aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d'odeur, vous raconter aussitôt les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de l'artiste qui l'avait écrit et lui avait imprimé la marque personnelle de son style.
Il va de soi qu'il possédait la collection de tous les produits employés par les parfumeurs; il avait même du véritable baume de La Mecque, ce baume si rare qui ne se récolte que dans certaines parties de l'Arabie Pétrée et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait à créer un nouveau bouquet et il était pris de ce moment d'hésitation bien connu des écrivains, qui, après des mois de repos, s'apprêtent à recommencer une nouvelle oeuvre.