Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce. Des fleuves de suie roulaient, sans discontinuer, au travers des plaines grises du ciel, des blocs de nuées pareils à des rocs déracinés d'un sol.
Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient la vallée sous des torrents de pluie.
Ce jour-là, le firmament avait changé d'aspect. Les flots d'encre s'étaient volatilisés et taris, les aspérités des nuages s'étaient fondues, le ciel était uniformément plat, couvert d'une taie saumâtre. Peu à peu, cette taie parut descendre, une brume d'eau enveloppa la campagne; la pluie ne croula plus, par cataractes, ainsi que la veille, mais elle tomba, sans relâche, fine, pénétrante, aiguë, délayant les allées, gâchant les routes, joignant avec ses fils innombrables la terre au ciel; la lumière se brouilla; un jour livide éclaira le village maintenant transformé en un lac de boue pointillé par les aiguilles de l'eau qui piquaient de gouttes de vif argent le liquide fangeux des flaques; dans la désolation de la nature, toutes les couleurs se fanèrent, laissant seuls les toits luire sur les tons éteints des murs.
Quel temps! soupira le vieux domestique, en déposant sur une chaise les vêtements que réclamait son maître, un complet jadis commandé à Londres.
Pour toute réponse des Esseintes se frotta les mains, et s'installa devant une bibliothèque vitrée où un jeu de chaussettes de soie était disposé en éventail; il hésitait sur la nuance, puis, rapidement, considérant la tristesse du jour, le camaïeu morose de ses habits, songeant au but à atteindre, il choisit une paire de soie feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa de brodequins à agrafes et à bouts découpés, revêtit le complet, gris-souris, quadrillé de gris-lave et pointillé de martre, se coiffa d'un petit melon, s'enveloppa d'un mac-farlane bleu-lin et, suivi du domestique qui pliait sous le poids d'une malle, d'une valise à soufflets, d'un sac de nuit, d'un carton à chapeau, d'une couverture de voyage renfermant des parapluies et des cannes, il gagna la gare. Là, il déclara au domestique qu'il ne pouvait fixer la date de son retour, qu'il reviendrait dans un an, dans un mois, dans une semaine, plus tôt peut-être, ordonna que rien ne fût changé de place au logis, remit l'approximative somme nécessaire à l'entretien du ménage pendant son absence, et il monta en wagon, laissant le vieillard ahuri, bras ballants et bouche béante, derrière la barrière où s'ébranlait le train.
Il était seul dans son compartiment; une campagne indécise, sale, vue telle qu'au travers d'un aquarium d'eau trouble, fuyait à toute volée derrière le convoi que cinglait la pluie. Plongé dans ses réflexions, des Esseintes ferma les yeux.
Une fois de plus, cette solitude si ardemment enviée et enfin acquise, avait abouti à une détresse affreuse; ce silence qui lui était autrefois apparu comme une compensation des sottises écoutées pendant des ans, lui pesait maintenant d'un poids insoutenable. Un matin, il s'était réveillé, agité ainsi qu'un prisonnier mis en cellule; ses lèvres énervées remuaient pour articuler des sons, des larmes lui montaient aux yeux, il étouffait de même qu'un homme qui aurait sangloté pendant des heures.
Dévoré du désir de marcher, de regarder une figure humaine, de parler avec un autre être, de se mêler à la vie commune, il en vint à retenir ses domestiques, appelés sous un prétexte; mais la conversation était impossible; outre que ces vieilles gens, ployés par des années de silence et des habitudes de garde-malades, étaient presque muets, la distance à laquelle les avait toujours tenus des Esseintes n'était point faite pour les engager à desserrer les dents. D'ailleurs, ils possédaient des cerveaux inertes et étaient incapables de répondre autrement que par des monosyllabes aux questions qu'on leur posait.
Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun soulagement près d'eux; mais un nouveau phénomène se produisit. La lecture de Dickens qu'il avait naguère consommée pour s'apaiser les nerfs et qui n'avait produit que des effets contraires aux effets hygiéniques qu'il espérait, commença lentement à agir dans un sens inattendu, déterminant des visions de l'existence anglaise qu'il ruminait pendant des heures; peu à peu, dans ces contemplations fictives, s'insinuèrent des idées de réalité précise, de voyage accompli, de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l'envie d'éprouver des impressions neuves et d'échapper ainsi aux épuisantes débauches de l'esprit s'étourdissant à moudre à vide.
Cet abominable temps de brouillard et de pluie aidait encore à ces pensées, en appuyant les souvenirs de ses lectures, en lui mettant la constante image sous les yeux d'un pays de brume et de boue, en empêchant ses désirs de dévier de leur point de départ, de s'écarter de leur source.
Il n'y tint plus, et brusquement il s'était décidé, un jour. Sa hâte fut telle qu'il prit la fuite bien avant l'heure, voulant se dérober au présent, se sentir bousculé dans un brouhaha de rue, dans un vacarme de foule et de gare.
Je respire, se disait-il, au moment où le convoi ralentissait sa valse et s'arrêtait dans la rotonde du débarcadère de Sceaux, en rythmant ses dernières pirouettes, par le fracas saccadé des plaques tournantes.
Une fois au boulevard d'Enfer, dans la rue, il héla un cocher, jouissant à être ainsi empêtré avec ses malles et ses couvertures. Moyennant la promesse d'un copieux pourboire, il s'entendit avec l'homme au pantalon noisette et au gilet rouge: – À l'heure, fit-il, et, rue de Rivoli, vous vous arrêterez devant le Galignani's Messenger; car il songeait à acheter, avant son départ, un guide Baedeker ou Murray, de Londres.
La voiture s'ébranla lourdement, soulevant autour de ses roues des cerceaux de crotte; on naviguait en plein marécage; sous le ciel gris qui semblait s'appuyer sur le toit des maisons, les murailles ruisselaient du haut en bas, les gouttières débordaient, les pavés étaient enduits d'une boue de pain d'épice dans laquelle les passants glissaient; sur les trottoirs que râflaient les omnibus, des gens tassés s'arrêtaient, des femmes retroussées jusqu'aux genoux, courbées sous des parapluies, s'aplatissaient pour éviter des éclaboussures, contre les boutiques.
La pluie entrait en diagonale par les portières; des Esseintes dut relever les glaces que l'eau raya de ses cannelures tandis que des gouttes de fange rayonnaient comme un feu d'artifice de tous les côtés du fiacre. Au bruit monotone des sacs de pois secoués sur sa tête par l'ondée dégoulinant sur les malles et sur le couvercle de la voiture, des Esseintes rêvait à son voyage; c'était déjà un acompte de l'Angleterre qu'il prenait à Paris par cet affreux temps; un Londres pluvieux, colossal, immense, puant la fonte échauffée et la suie, fumant sans relâche dans la brume se déroulait maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de docks s'étendaient à perte de vue, pleins de grues, de cabestans, de ballots, grouillant d'hommes perchés sur des mâts, à califourchon sur des vergues, alors que, sur les quais, des myriades d'autres hommes étaient penchés, le derrière en l'air, sur des barriques qu'ils poussaient dans des caves.
Tout cela s'agitait sur des rives, dans des entrepôts gigantesques, baignés par l'eau teigneuse et sourde d'une imaginaire Tamise, dans une futaie de mâts, dans une forêt de poutres crevant les nuées blafardes du firmament, pendant que des trains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que d'autres roulaient dans les égouts, éructant des cris affreux, vomissant des flots de fumée par des bouches de puits, que par tous les boulevards, par toutes les rues, où éclataient, dans un éternel crépuscule, les monstrueuses et voyantes infamies de la réclame, des flots de voitures coulaient, entre des colonnes de gens, silencieux, affairés, les yeux en avant, les coudes au corps.
Des Esseintes frissonnait délicieusement à se sentir confondu dans ce terrible monde de négociants, dans cet isolant brouillard, dans cette incessante activité, dans cet impitoyable engrenage broyant des millions de déshérités que des philanthropes excitaient, en guise de consolation, à réciter des versets et à chanter des psaumes.