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Puis, la vision s'éteignit brusquement avec un cahot du fiacre qui le fit rebondir sur la banquette. Il regarda par les portières; la nuit était venue; les becs de gaz clignotaient, au milieu d'un halo jaunâtre, en pleine brume; des rubans de feux nageaient dans des mares et semblaient tourner autour des roues des voitures qui sautaient dans de la flamme liquide et sale; il tenta de se reconnaître, aperçut le Carrousel et, subitement, sans motif, peut-être par le simple contre-coup de la chute qu'il faisait du haut d'espaces feints, sa pensée rétrograda jusqu'au souvenir d'un incident triviaclass="underline" il se rappela que le domestique avait négligé de mettre, tandis qu'il le regardait préparer ses malles, une brosse à dents parmi les ustensiles de son nécessaire de toilette; alors il passa en revue la liste des objets empaquetés; tous avaient été rangés dans sa valise, mais la contrariété d'avoir omis cette brosse persista jusqu'à ce que le cocher, en s'arrêtant, rompit la chaîne de ces réminiscences et de ces regrets.

Il était, dans la rue de Rivoli, devant le Galignani's Messenger. Séparées par une porte aux verres dépolis couverts d'inscriptions et munis de passe-partout encadrant des découpures de journaux et des bandes azurées de télégrammes, deux grandes vitrines regorgeaient d'albums et de livres. Il s'approcha, attiré par la vue de ces cartonnages en papier bleu-perruquier et vert-chou gaufrés, sur toutes les coutures, de ramages d'argent et d'or, de ces couvertures en toiles couleur carmélite, poireau, caca d'oie, groseille, estampées au fer froid, sur les plats et le dos, de filets noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne, une tournure mercantile, plus brutale et pourtant moins vile que celles des reliures de camelote, en France; çà et là, au milieu d'albums ouverts, reproduisant des scènes humoristiques de du Maurier et de John Leech, ou lançant au travers de plaines en chromo les délirantes cavalcades de Caldecott, quelques romans français apparaissaient, mêlant à ces verjus de teintes, des vulgarités bénignes et satisfaites.

Il finit par s'arracher à cette contemplation, poussa la porte, pénétra dans une vaste bibliothèque, pleine de monde; des étrangères assises dépliaient des cartes et baragouinaient, en des langues inconnues, des remarques. Un commis lui apporta toute une collection de guides. À son tour, il s'assit, retournant ces livres dont les flexibles cartonnages pliaient entre ses doigts. Il les parcourut, s'arrêta sur une page du Baedeker, décrivant les musées de Londres. Il s'intéressait aux détails laconiques et précis du guide; mais son attention dévia de l'ancienne peinture anglaise sur la nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait certains spécimens qu'il avait vus, dans les expositions internationales, et il songeait qu'il les reverrait peut-être à Londres: des tableaux de Millais, la «Veillée de sainte Agnès», d'un vert argenté si lunaire, des tableaux de Watts, aux couleurs étranges, bariolés de gomme-gutte et d'indigo, des tableaux esquissés par un Gustave Moreau malade, brossés par un Michel-Ange anémié et retouchés par un Raphaël noyé dans le bleu; entre autres toiles, il se rappelait une «Dénonciation de Caïn», une «Ida» et des «Eves» où, dans le singulier et mystérieux amalgame de ces trois maîtres, sourdait la personnalité tout à la fois quintessenciée et brute d'un Anglais docte et rêveur, tourmenté par des hantises de tons atroces.

Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire. Le commis étonné par ce client qui s'oubliait devant une table, lui demanda sur lequel de ces guides il fixait son choix. Des Esseintes demeura ébaubi, puis il s'excusa, fit l'emplette d'un Baedeker et franchit la porte. L'humidité le glaça; le vent soufflait de côté, cinglait les arcades de ses fouets de pluie. – Allez là, fit-il, au cocher, en désignant du doigt au bout d'une galerie, un magasin qui formait l'angle de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione et ressemblait avec ses carreaux blanchâtres, éclairés en dedans, à une gigantesque veilleuse, brûlant dans le malaise de ce brouillard, dans la misère de ce temps malade.

C'était la «Bodéga». Des Esseintes s'égara dans une grande salle qui s'allongeait, en couloir, soutenue par des piliers de fonte, bardée, de chaque côté de ses murs, de hautes futailles posées tout debout sur des chantiers.

Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de bois simulant un ratelier de pipes dans les crans duquel pendaient des verres en forme de tulipes, le pied en l'air; le bas-ventre troué et emmanché d'une cannelle de grès, ces barriques armoriées d'un blason royal, étalaient sur des étiquettes en couleur le nom de leur cru, la contenance de leurs flancs, le prix de leur vin, acheté à la pièce, à la bouteille, ou dégusté au verre.

Dans l'allée restée libre entre ces rangées de tonneaux, sous les flammes du gaz qui bourdonnait aux becs d'un affreux lustre peint en gris fer, des tables couvertes de corbeilles de biscuits Palmers, de gâteaux salés et secs, d'assiettes où s'entassaient des mince-pie et des sandwichs cachant sous leurs fades enveloppes d'ardents sinapismes à la moutarde, se succédaient entre une haie de chaises, jusqu'au fond de cette cave encore bardée de nouveaux muids portant sur leur tête de petits barils, couchés sur le flanc, estampillés de titres gravés au fer chaud, dans le chêne.

Un fumet d'alcool saisit des Esseintes lorsqu'il prit place dans cette salle où sommeillaient de puissants vins. Il regarda autour de lui: ici, les foudres s'alignaient, détaillant toute la série des porto, des vins âpres ou fruiteux, couleur d'acajou ou d'amarante, distingués par de laudatives épithètes: «old port, light delicate, cockburn's very fine, magnificent old Regina»; là, bombant leurs formidables abdomens, se pressaient, côte à côte, des fûts énormes renfermant le vin martial de l'Espagne, le xérès et ses dérivés, couleur de topaze brûlée ou crue, le san lucar, le pasto, le pale dry, l'oloroso, l'amontilla, sucrés ou secs.

La cave était pleine; accoudé sur un coin de table, des Esseintes attendait le verre de porto commandé à un gentleman, en train de déboucher d'explosifs sodas contenus dans des bouteilles ovales qui rappelaient, en les exagérant, ces capsules de gélatine et de gluten employées par les pharmacies pour masquer le goût de certains remèdes.

Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient: des dégaines de pâles clergymen, vêtus de noir de la tête aux pieds, avec des chapeaux mous, des souliers lacés, des redingotes interminables constellées sur la poitrine de petits boutons, des mentons ras, des lunettes rondes, des cheveux graisseux et plats; des trognes de tripiers et des mufles de dogues avec des cous apoplectiques, des oreilles comme des tomates, des joues vineuses, des yeux injectés et idiots, des colliers de barbe pareils à ceux de quelques grands singes; plus loin, au bout du chai, un long dépendent d'andouilles aux cheveux d'étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi qu'un fond d'artichaut, déchiffrait, au travers d'un microscope, les minuscules romains d'un journal anglais; en face, une sorte de commodore américain, boulot et trapu, les chairs boucanées et le nez en bulbe, s'endormait, regardant, un cigare planté dans le trou velu de sa bouche, des cadres pendus aux murs, renfermant des annonces de vins de Champagne, les marques de Perrier et de Roederer, d'Heidsieck et de Mumm, et une tête encapuchonnée de moine, avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon, à Reims.

Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cette atmosphère de corps de garde; étourdi par les bavardages des Anglais causant entre eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à les boire, peuplant imaginairement la cave de personnages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le teint enflammé de Monsieur Wickfield; là, la mine flegmatique et rusée et l'oeil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le funèbre avoué de Bleak-house. Positivement, tous se détachaient de sa mémoire, s'installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes; ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, atteignaient une précision inouïe. La ville du romancier, la maison bien éclairée, bien chauffée, bien servie, bien close, les bouteilles lentement versées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la soeur de Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu'une arche tiède, dans un déluge de fange et de suie. Il s'acagnarda dans ce Londres fictif, heureux d'être à l'abri, écoutant naviguer sur la Tamise les remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrière les Tuileries, près du pont. Son verre était vide malgré la vapeur éparse dans cette cave encore échauffée par les fumigations des cigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans la réalité, par ce temps d'humidité fétide, un petit frisson.