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À ce moment, la lierre de la taverne s'ouvrit; des gens entrèrent apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquelle se mêla une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte sans loquet claqua; des Esseintes était incapable de remuer les jambes; un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres, l'empêchait même d'étendre la main pour allumer un cigare. Il se disait: Allons, voyons, debout, il faut filer; et d'immédiates objections contrariaient ses ordres. À quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise? N'était-il pas à Londres dont les senteurs, dont l'atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures, dont les ustensiles, l'environnaient? Que pouvait-il donc espérer, sinon de nouvelles désillusions, comme en Hollande?

Il n'avait plus que le temps de courir à la gare, et une immense aversion pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquille s'imposaient avec une volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace. Pensif, il laissa s'écouler les minutes, se coupant ainsi la retraite, se disant: Maintenant il faudrait se précipiter aux guichets, se bousculer aux bagages; quel ennui! quelle corvée ça serait! – Puis, se répétant, une fois de plus: En somme, j'ai éprouvé et j'ai vu ce que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis mon départ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit déplacement, d'impérissables sensations. Enfin quelle aberration ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir, ainsi qu'un véritable béjaune, cru à la nécessité, à la curiosité, à l'intérêt d'une excursion? – Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l'heure est venue de rentrer au logis; cette fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda au cocher de le reconduire à la gare de Sceaux, et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentant l'éreintement physique et la fatigue morale d'un homme qui rejoint son chez soi, après un long et périlleux voyage.

C HAPITRE XII

Durant les jours qui suivirent son retour, des Esseintes considéra ses livres, et à la pensée qu'il aurait pu se séparer d'eux pendant longtemps, il goûta une satisfaction aussi effective que celle dont il eût joui s'il les avait retrouvés, après une sérieuse absence. Sous l'impulsion de ce sentiment, ces objets lui semblèrent nouveaux, car il perçut en eux des beautés oubliées depuis l'époque où il les avait acquis.

Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un charme particulier, son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de la couchette qu'il aurait occupée à Londres; le discret et silencieux service de ses domestiques l'enchanta, fatigué qu'il était, par la pensée, de la loquacité bruyante des garçons d'hôtel; l'organisation méthodique de sa vie lui fit l'effet d'être plus enviable, depuis que le hasard des pérégrinations devenait possible.

Il se retrempa dans ce bain de l'habitude auquel d'artificiels regrets insinuaient une qualité plus roborative et plus tonique.

Mais ses volumes le préoccupèrent principalement. Il les examina, les rangea à nouveau sur les rayons, vérifiant si, depuis son arrivée à Fontenay, les chaleurs et les pluies n'avaient point endommagé leurs reliures et piqué leurs papiers rares.

Il commença par remuer toute sa bibliothèque latine, puis il disposa dans un nouvel ordre les ouvrages spéciaux d'Archélaüs, d'Albert le Grand, de Lulle, d'Arnaud de Villanova traitant de kabbale et de sciences occultes; enfin il compulsa, un à un, ses livres modernes, et joyeusement il constata que tous étaient demeurés, au sec, intacts.

Cette collection lui avait coûté de considérables sommes; il n'admettait pas, en effet, que les auteurs qu'il choyait fussent, dans sa bibliothèque, de même que dans celles des autres, gravés sur du papier de coton, avec les souliers à clous d'un Auvergnat.

À Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul, certains volumes que des ouvriers spécialement embauchés, tiraient aux presses à bras; tantôt il recourait à Perrin de Lyon dont les sveltes et purs caractères convenaient aux réimpressions archaïques des vieux bouquins; tantôt il faisait venir d'Angleterre ou d'Amérique, pour la confection des ouvrages du présent siècle, des lettres neuves; tantôt encore il s'adressait à une maison de Lille qui possédait, depuis des siècles, tout un jeu de corps gothiques; tantôt enfin il réquisitionnait l'ancienne imprimerie Enschedé, de Haarlem, dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes des caractères dits de civilité.

Et il avait agi de même pour ses papiers. Las, un beau jour, des chines argentés, des japons nacrés et dorés, des blancs whatmans, des hollandes bis, des turkeys et des seychal-mills teints en chamois, et dégoûté aussi par les papiers fabriqués à la mécanique, il avait commandé des vergés à la forme, spéciaux, dans les vieilles manufactures de Vire où l'on se sert encore des pilons naguère usités pour broyer le chanvre. Afin d'introduire un peu de variété dans ses collections il s'était, à diverses reprises, fait expédier de Londres, des étoffes apprêtées, des papiers à poils, des papiers reps et, pour aider à son dédain des bibliophiles, un négociant de Lubeck lui préparait un papier à chandelle perfectionné, bleuté, sonore, un peu cassant, dans la pâte duquel les fétus étaient remplacés par des paillettes d'or semblables à celles qui pointillent l'eau-de-vie de Dantzick.

Il s'était procuré, dans ces conditions, des livres uniques, adoptant des formats inusités qu'il faisait revêtir par Lortic, par Trautz-Bauzonnet, par Chambolle, par les successeurs de Capé, d'irréprochables reliures en soie antique, en peau de boeuf estampée, en peau de bouc du Cap, des reliures pleines, à compartiments et à mosaïques, doublées de tabis ou de moire, ecclésiastiquement ornées de fermoirs et de coins, parfois même émaillées par Gruel-Engelmann d'argent oxydé et d'émaux lucides.

Il s'était fait ainsi imprimer avec les admirables lettres épiscopales de l'ancienne maison Le Clerc, les oeuvres de Baudelaire dans un large format rappelant celui des missels, sur un feutre très léger du Japon, spongieux, doux comme une moelle de sureau et imperceptiblement teinté, dans sa blancheur laiteuse, d'un peu de rose. Cette édition tirée à un exemplaire d'un noir velouté d'encre de Chine, avait été vêtue en dehors et recouverte en dedans d'une mirifique et authentique peau de truie choisie entre mille, couleur chair, toute piquetée à la place de ses poils, et ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusement assorties par un grand artiste.

Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de ses rayons et il le palpait dévotement, relisant certaines pièces qui lui semblaient, dans ce simple mais inestimable cadre, plus pénétrantes que de coutume.

Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon lui, en littérature, on s'était jusqu'alors borné à explorer les superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibles et éclairés, relevant, çà et là, les gisements des péchés capitaux, étudiant leurs, filons, leur croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications de l'âme possédée par la monomanie d'une passion, par l'ambition, par l'avarice, par la bêtise paternelle, par l'amour sénile.