Après ces divagations mystiques, l'écrivain avait eu une période d'accalmie; puis une terrible rechute s'était produite.
Cette croyance que l'homme est un âne de Buridan, un être tiraillé entre deux puissances d'égale force, qui demeurent, à tour de rôle, victorieuses de son âme et vaincues; cette conviction que la vie humaine n'est plus qu'un incertain combat livré entre l'enfer et le ciel; cette foi en deux entités contraires, Satan et le Christ, devaient fatalement engendrer ces discordes intérieures où l'âme, exaltée par une incessante lutte, échauffée en quelque sorte par les promesses et les menaces, finit par s'abandonner et se prostitue à celui des deux partis dont la poursuite a été la plus tenace.
Dans Le Prêtre marié, les louanges du Christ dont les tentations avaient réussi, étaient chantées par Barbey d'Aurevilly; dans Les Diaboliques, l'auteur avait cédé au Diable qu'il célébrait, et alors apparaissait le sadisme, ce bâtard du catholicisme, que cette religion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes et de ses bûchers, pendant des siècles.
Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en effet, prendre naissance dans l'âme d'un mécréant; il ne consiste point seulement à se vautrer parmi les excès de la chair, aiguisés par de sanglants sévices, car il ne serait plus alors qu'un écart des sens génésiques, qu'un cas de satyriasis arrivé à son point de maturité suprême; il consiste avant tout dans une pratique sacrilège, dans une rébellion morale, dans une débauche spirituelle, dans une aberration tout idéale, toute chrétienne; il réside aussi dans une joie tempérée par la crainte, dans une joie analogue à cette satisfaction mauvaise des enfants qui désobéissent et jouent avec des matières défendues, par ce seul motif que leurs parents leur en ont expressément interdit l'approche.
En effet, s'il ne comportait point un sacrilège, le sadisme n'aurait pas de raison d'être; d'autre part, le sacrilège qui découle de l'existence même d'une religion, ne peut être intentionnellement et pertinemment accompli que par un croyant, car l'homme n'éprouverait aucune allégresse à profaner une foi qui lui serait ou indifférente ou inconnue.
La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu; il gît donc dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours, en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu'il a le plus expressément maudits: la pollution du culte et l'orgie charnelle.
Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom, était aussi vieux que l'Église; il avait sévi dans le XVIIIe siècle, ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simple phénomène d'atavisme, les pratiques impies du sabbat au moyen âge.
À avoir seulement consulté le Malleus maleficorum, ce terrible code de Jacob Sprenger, qui permit à l'Église d'exterminer, par les flammes, des milliers de nécromans et de sorciers, des Esseintes reconnaissait, dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes et tous les blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes chères au Malin, des nuits successivement consacrées aux accouplements licites et indus des nuits ensanglantées par les bestialités du rut, il retrouvait la parodie des processions, les insultes et les menaces permanentes à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu'on célébrait, en maudissant le pain et le vin, la messe noire, sur le dos d'une femme, à quatre pattes, dont la croupe nue et constamment souillée servait d'autel et que les assistants communiaient, par dérision, avec une hostie noire dans la pâte de laquelle une image de bouc était empreinte.
Ce dégorgement d'impures railleries, de salissants opprobres était manifeste chez le marquis de Sade qui épiçait ses redoutables voluptés de sacrilèges outrages.
Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu de méprisable, de scélérat, d'imbécile, crachait sur la communion, s'essayait à contaminer par de basses ordures une Divinité qu'il espérait vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la braver encore, qu'elle n'existait pas.
Cet état psychique, Barbey d'Aurevilly le côtoyait. S'il n'allait pas aussi loin que de Sade, en proférant d'atroces malédictions contre le Sauveur; si, plus prudent ou plus craintif, il prétendait toujours honorer l'Église, il n'en adressait pas moins, comme au moyen âge, ses postulations au Diable et il glissait, lui aussi, afin d'affronter Dieu, à l'érotomanie démoniaque, forgeant des monstruosités sensuelles, empruntant même à La Philosophie dans le boudoir un certain épisode qu'il assaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu'il écrivait ce conte: Le Dîner d'un athée.
Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-il fait tirer, en violet d'évêque, dans un encadrement de pourpre cardinalice, sur un authentique parchemin que les auditeurs de Rote avaient béni, un exemplaire des Diaboliques imprimé avec ces caractères de civilité dont les croches biscornues, dont les paraphes en queues retroussées et en griffes, affectent une forme satanique.
Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l'imitation des chants clamés pendant les nuits du sabbat, célébraient des litanies infernales, ce volume était, parmi toutes les oeuvres de la littérature apostolique contemporaine, le seul qui témoignât de cette situation d'esprit tout à la fois dévote et impie, vers laquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès de la névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.
Avec Barbey d'Aurevilly, prenait fin la série des écrivains religieux; à vrai dire, ce paria appartenait plus, à tous les points de vue, à la littérature séculière qu'à cette autre chez laquelle il revendiquait une place qu'on lui déniait; sa langue d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles, tout le long du texte. En somme, d'Aurevilly apparaissait, ainsi qu'un étalon, parmi ces hongres qui peuplent les écuries ultramontaines.
Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant, çà et là, quelques passages de ce livre et, comparant ce style nerveux et varié au style lymphatique et fixé de ses confrères, il songeait aussi à cette évolution de la langue qu'a si justement révélée Darwin.
Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l'école romantique, au courant des oeuvres nouvelles, habitué au commerce des publications modernes, Barbey était forcément en possession d'un dialecte qui avait supporté de nombreuses et profondes modifications, qui s'était renouvelé, depuis le grand siècle.
Confinés au contraire sur leur territoire, écroués dans d'identiques et d'anciennes lectures, ignorant le mouvement littéraire des siècles et bien décidés, au besoin, à se crever les yeux pour ne pas le voir, les ecclésiastiques employaient nécessairement une langue immuable, comme cette langue du XVIIIe, siècle que les descendants des Français établis au Canada parlent et écrivent couramment encore, sans qu'aucune sélection de tournures ou de mots ait pu se produire dans leur idiome isolé de l'ancienne métropole et enveloppé, de tous les côtés, par la langue anglaise.
Sur ces entrefaites, le son argentin d'une cloche qui tintait un petit angélus, annonça à des Esseintes que le déjeuner était prêt. Il laissa là ses livres, s'essuya le front et se dirigea vers la salle à manger, se disant que, parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger, les oeuvres de Barbey d'Aurevilly étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu'il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastiques des vieux âges.