Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois même par de longs adverbes précédés d'un monosyllabe d'où ils tombaient comme du rebord d'une pierre, en une cascade pesante d'eau, son vers, coupé par d'invraisemblables césures, devenait souvent singulièrement abstrus, avec ses ellipses audacieuses et ses étranges incorrections qui n'étaient point cependant sans grâce.
Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté de rajeunir les poèmes à forme fixe: le sonnet qu'il retournait, la queue en l'air, de même que certains poissons japonais en terre polychrome qui posent sur leur socle, les ouïes en bas; ou bien il le dépravait, en n'accouplant que des rimes masculines pour lesquelles il semblait éprouver une affection; il avait également et souvent usé d'une forme bizarre, d'une strophe de trois vers dont le médian restait privé de rime, et d'un tercet, monorime, suivi d'un unique vers, jeté en guise de refrain et se faisant écho avec lui-même tels que les streets: «Dansons la Gigue»; il avait employé d'autres rythmes encore où le timbre presque effacé ne s'entendait plus que dans des strophes lointaines, comme un son éteint de cloche.
Mais sa personnalité résidait surtout en ceci: qu'il avait pu exprimer de vagues et délicieuses confidences, à mi-voix, au crépuscule. Seul, il avait pu laisser deviner certains au-delà troublants d'âme, des chuchotements si bas de pensées, des aveux si murmurés, si interrompus, que l'oreille qui les percevait, demeurait hésitante, coulant à l'âme des langueurs avivées par le mystère de ce souffle plus deviné que senti. Tout l'accent de Verlaine était dans ces adorables vers des Fêtes galantes: Le soir tombait, un soir équivoque d'automne, Les belles se pendant rêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux tout bas, Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.
Ce n'était plus l'horizon immense ouvert par les inoubliables portes de Baudelaire, c'était, sous un clair de lune, une fente entrebâillée sur un champ plus restreint et plus intime, en somme particulier à l'auteur qui avait, du reste, en ces vers dont des Esseintes était friand, formulé son système poétique: Car nous voulons la nuance encore, Pas la couleur, rien que la nuance… Et tout le reste est littérature.
Volontiers, des Esseintes l'avait accompagné dans ses oeuvres les plus diverses. Après ses Romances sans paroles parues dans l'imprimerie d'un journal à Sens, Verlaine s'était assez longuement tu, puis en des vers charmants où passait l'accent doux et transi de Villon, il avait reparu, chantant la Vierge, «loin de nos jours d'esprit charnel, et de chair triste». Des Esseintes relisait souvent ce livre de Sagesse et se suggérait devant ses poèmes des rêveries clandestines, des fictions d'un amour occulte pour une Madone byzantine qui se muait, à un certain moment, en une Cydalise égarée dans notre siècle, et si mystérieuse et si troublante, qu'on ne pouvait savoir si elle aspirait à des dépravations tellement monstrueuses qu'elles deviendraient, aussitôt accomplies, irrésistibles; ou bien, si elle s'élançait, elle-même, dans le rêve, dans un rêve immaculé, où l'adoration de l'âme flotterait autour d'elle, à l'état continuellement inavoué, continuellement pur.
D'autres poètes l'incitaient encore à se confier à eux: Tristan Corbière, qui, en 1873, dans l'indifférence générale, avait lancé un volume des plus excentriques, intitulé: Les Amours jaunes. Des Esseintes qui, en haine du banal et du commun, eût accepté les folies les plus appuyées, les extravagances les plus baroques, vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d'une parfaite obscurité, telles que les litanies du Sommeil, qu'il qualifiait, à un certain moment, d'
Obscène confesseur des dévotes mort-nées.
C'était à peine français, l'auteur parlait nègre, procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions de verbes, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise. Avec cela, dans ce style rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé de vocables inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des trouvailles d'expression, des vers nomades amputés de leur rime, superbes; enfin, en sus de ses Poèmes parisiens où des Esseintes relevait cette profonde définition de la femme:
Éternel féminin de l'éternel jocrisse,
Tristan Corbière avait, en un style d'une concision presque puissante, célébré la mer de Bretagne, les sérails marins, le Pardon de Sainte-Anne, et il s'était même élevé jusqu'à l'éloquence de la haine, dans l'insulte dont il abreuvait, à propos du camp de Gonlie, les individus qu'il désignait sous le nom de «forains du Quatre-Septembre».
Ce faisandage dont il était gourmand et que lui présentait ce poète, aux épithètes crispées, aux beautés qui demeuraient toujours à l'état un peu suspect, des Esseintes le retrouvait encore dans un autre poète, Théodore Hannon, un élève de Baudelaire et de Gautier, mû par un sens très spécial des élégances recherchées et des joies factices.
À l'encontre de Verlaine qui dérivait, sans croisement, de Baudelaire, surtout par le côté psychologique, par la nuance captieuse de la pensée, par la docte quintessence du sentiment, Théodore Hannon descendait du maître, surtout par le côté plastique, par la vision extérieure des êtres et des choses.
Sa corruption charmante correspondait fatalement aux penchants de des Esseintes qui, par les jours de brume, par les jours de pluie, s'enfermait dans le retrait imaginé par ce poète et se grisait les yeux avec les chatoiements de ses étoffes, avec les incandescences de ses pierres, avec ses somptuosités, exclusivement matérielles, qui concouraient aux incitations cérébrales et montaient comme une poudre de cantharide dans un nuage de tiède encens vers une Idole Bruxelloise, au visage fardé, au ventre tanné par des parfums.
À l'exception de ces poètes et de Stéphane Mallarmé qu'il enjoignit à son domestique de mettre de côté, pour le classer à part, des Esseintes n'était que bien faiblement attiré par les poètes.
En dépit de sa forme magnifique, en dépit de l'imposante allure de ses vers qui se dressaient avec un tel éclat que les hexamètres d'Hugo même semblaient, en comparaison, mornes et sourds, Leconte de Lisle ne pouvait plus maintenant le satisfaire. L'antiquité si merveilleusement ressuscitée par Flaubert, restait entre ses mains immobile et froide. Rien ne palpitait dans ses vers tout en façade que n'étayait, la plupart du temps, aucune idée; rien ne vivait dans ces poèmes déserts dont les impassibles mythologies finissaient par le glacer. D'autre part, après l'avoir longtemps choyée, des Esseintes arrivait aussi à se désintéresser de l'oeuvre de Gautier; son admiration pour l'incomparable peintre qu'était cet homme, était allée en se dissolvant de jours en jours, et maintenant il demeurait plus étonné que ravi, par ses descriptions en quelque sorte indifférentes. L'impression des objets s'était fixée sur son oeil si perceptif, mais elle s'y était localisée, n'avait pas pénétré plus avant dans sa cervelle et dans sa chair; de même qu'un prodigieux réflecteur, il s'était constamment borné à réverbérer, avec une impersonnelle netteté, des alentours.
Certes, des Esseintes aimait encore les oeuvres de ces deux poètes, ainsi qu'il aimait les pierres rares, les matières précieuses et mortes, mais aucune des variations de ces parfaits instrumentistes ne pouvait plus l'extasier, car aucune n'était ductile au rêve, aucune n'ouvrait, pour lui du moins, l'une de ces vivantes échappées qui lui permettaient d'accélérer le vol lent des heures.