Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux à d'autres titres. Le fatras philosophique de Claire Lenoir obstruait également celui-là qui offrait un incroyable tohu-bohu d'observations verbeuses et troubles et de souvenirs de vieux mélodrames, d'oubliettes, de poignards, d'échelles de corde, de tous ces ponts-neuf romantiques que Villiers ne devait point rajeunir dans son «Elën», dans sa «Morgane», des pièces oubliées, éditées chez un inconnu, le sieur Francisque Guyon, imprimeur à Saint-Brieuc.
L'héroïne de ce livre, une marquise Tullia Fabriana, qui était censée s'être assimilé la science chaldéenne des femmes d'Edgar Poe et les sagacités diplomatiques de la Sanseverina-Taxis de Stendhal, s'était, en sus, composé l'énigmatique contenance d'une Bradamante mâtinée d'une Circé antique. Ces mélanges insolubles développaient une vapeur fuligineuse au travers de laquelle des influences philosophiques et littéraires se bousculaient, sans avoir pu s'ordonner, dans le cerveau de l'auteur, au moment où il écrivait les prolégomènes de cette oeuvre qui ne devait pas comprendre moins de sept volumes.
Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin, bien autrement perçant, bien autrement net, existait, un coin de plaisanterie noire et de raillerie féroce; ce n'étaient plus alors les paradoxales mystifications d'Edgar Poe, c'était un bafouage d'un comique lugubre, tel qu'en ragea Swift. Une série de pièces, Les Demoiselles de Bienfilâtre, L'Affichage céleste, La Machine à gloire, Le Plus beau dîner du monde, décelaient un esprit de goguenardise singulièrement inventif et âcre. Toute l'ordure des idées utilitaires contemporaines, toute l'ignominie mercantile du siècle, étaient glorifiées en des pièces dont la poignante ironie transportait des Esseintes.
Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe, aucun autre livre n'existait en France; tout au plus, une nouvelle de Charles Cros, La Science de l'amour, insérée jadis dans la Revue du Monde Nouveau, pouvait-elle étonner par ses folies chimiques, son humour pincé, ses observations froidement bouffonnes, mais le plaisir n'était plus que relatif, car l'exécution péchait d'une façon mortelle. Le style ferme, coloré, souvent original de Villiers, avait disparu pour faire place à une rillette raclée sur l'établi littéraire du premier venu.
– Mon Dieu! mon Dieu! qu'il existe donc peu de livres qu'on puisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique qui descendait de l'escabelle où il était juché et s'effaçait pour lui permettre d'embrasser d'un coup d'oeil tous les rayons.
Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur la table que deux plaquettes. D'un signe, il congédia le vieillard et il parcourut quelques feuilles reliées en peau d'onagre, préalablement satinée à la presse hydraulique, pommelée à l'aquarelle de nuées d'argent et nantie de gardes de vieux lampas, dont les ramages un peu éteints, avaient cette grâce des choses fanées que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.
Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d'uniques exemplaires des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, et précédées de ce titre: Quelques vers de Mallarmé, dessiné par un surprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées, comme celles des vieux manuscrits, de points d'or.
Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture, quelques-unes, Les Fenêtres, L'Épilogue, Azur, le requéraient; mais une entre autres, un fragment de l'Hérodiade, le subjuguait de même qu'un sortilège, à certaines heures.
Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baissées la silencieuse chambre, ne s'était-il point senti effleuré par cette Hérodiade qui, dans l'oeuvre de Gustave Moreau maintenant envahie par l'ombre, s'effaçait plus légère, ne laissant plus entrevoir qu'une confuse statue, encore blanche, dans un brasier éteint de pierres!
L'obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors, enténébrait les lointains du temple, noyait les comparses du crime ensevelis dans leurs couleurs mortes, et, n'épargnant que les blancheurs de l'aquarelle, sortait la femme du fourreau de ses joailleries et la rendait plus nue.
Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait à ses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvres ces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête:
«O miroir! «Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée «Que de fois, et pendant les heures, désolée «Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont «Comme des feuilles sous ta glace au trou profond, «Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine! «Mais, horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine, «J'ai de mon rêve épars connu la nudité!»
Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.
Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d'audacieux tropes.
Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d'un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l'éclat, l'objet ou l'être auquel il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances, s'il avait été simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à abolir l'énoncé de la comparaison qui s'établissait, toute seule, dans l'esprit du lecteur, par l'analogie, dès qu'il avait pénétré le symbole, et il se dispensait d'éparpiller l'attention sur chacune des qualités qu'auraient pu présenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et complet, un ensemble.
Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d'art; cette tactique d'abord employée d'une façon restreinte, dans ses première oeuvres, Mallarmé l'avait hardiment arborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans L'Après-midi du faune, une églogue, où les subtilités des joies sensuelles se déroulaient en des vers mystérieux et câlins que trouait tout à coup ce cri fauve et délirant du faune: «Alors m'éveillerai-je à la ferveur première, «Droit et seul sous un flot antique de lumière, «Lys! et l'un de vous tous pour l'ingénuité.
Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, évoquait l'image de quelque chose de rigide, d'élancé, de blanc, sur le sens duquel appuyait encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimait allégoriquement, en un seul terme, la passion, l'effervescence, l'état momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue des nymphes.
Dans cet extraordinaire poème, des surprises d'images nouvelles et invues surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poète décrivait les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur le bord du marécage les touffes des roseaux-gardant encore, en un moule éphémère, la forme creuse des naïades qui l'avaient empli.
Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices à palper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi blanche qu'un lait caillé, était fermée par deux cordons de soie, l'un rose de Chine, et l'autre noir.