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Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait la tresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupçon de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l'antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle l'enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur sombre à la couleur claire, insinuant un discret avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui succèdent aux transports éteints et aux surexcitations apaisées des sens.

Des Esseintes reposa sur la table L'Après-midi du faune, et il feuilleta une autre plaquette qu'il avait fait imprimer, à son usage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle, placée sous l'invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes.

Cette anthologie comprenait un selectae du Gaspard de la Nuit de ce fantasque Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés du Léonard dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, de petits tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux lucides. Des Esseintes y avait joint Le Vox populi, de Villiers, une pièce superbement frappée dans un style d'or, à l'effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraits de ce délicat Livre de Jade dont l'exotique parfum de ginseng et de thé se mêle à l'odorante fraîcheur de l'eau qui babille sous un clair de lune, tout le long du livre.

Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmes sauvés de revues mortes: Le Démon de l'analogie, La Pipe, Le Pauvre Fnfant pâle, Le Spectacle interrompu, Le Phénomène futur, et surtout Plaintes d'automne et Frisson d'hiver, qui étaient les chefs-d'oeuvre de Mallarmé et comptaient également parmi les chefs-d'oeuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue si magnifiquement ordonnée qu'elle berçait, par elle-même, ainsi qu'une mélancolique incantation, qu'une enivrante mélodie, à des pensées d'une suggestion irrésistible, à des pulsations d'âme de sensitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui vous pénètre jusqu'au ravissement, jusqu'à la douleur.

De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser à l'appui les observations et les menus faits. Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu'ils suppléeraient à tous les autres; l'adjectif posé d'une si ingénieuse et d'une si définitive façon qu'il ne pourrait être légalement dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé, devinerait l'avenir d'âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette épithète unique.

Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessible à eux seuls.

En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc concret, l'osmazome de la littérature, l'huile essentielle de l'art.

Cette succulence développée et réduite en une goutte, elle existait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu'il humait avec une si profonde joie.

Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s'augmenterait probablement jamais plus.

En effet, la décadence d'une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l'âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son lit de mort, s'était incarnée en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise.

C'étaient, poussées jusqu'à leur dernière expression, les quintessences de Baudelaire et de Poe; c'étaient leurs fines et puissantes substances encore distillées et dégageant de nouveaux fumets, de nouvelles ivresses.

C'était l'agonie de la vieille langue qui, après s'être persillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre, par atteindre ce déliquium de la langue latine qui expirait dans les mystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saint Boniface et de saint Adhelme.

Au demeurant, la décomposition de la langue française s'était faite d'un coup. Dans la langue latine, une longue transition, un écart de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté et superbe de Claudien et de Rutilius, et le verbe faisandé du VIIIe siècle. Dans la langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âges n'avait eu lieu; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même siècle.

Et des Esseintes sourit, regardant l'un des in-folios ouverts sur son pupitre de chapelle, pensant que le moment viendrait où un érudit préparerait pour la décadence de la langue française, un glossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté les dernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de la langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres.

C HAPITRE XV

Allumé comme un feu de paille, son enthousiasme pour le sustenteur tomba de même. D'abord engourdie, la dyspepsie nerveuse se réveilla; puis, cette échauffante essence de nourriture détermina une telle irritation dans ses entrailles que des Esseintes dut, au plus tôt, en cesser l'usage.

La maladie reprit sa marche; des phénomènes inconnus l'escortèrent. Après les cauchemars, les hallucinations de l'odorat, les troubles de la vue, la toux rèche, réglée de même qu'une horloge, les bruits des artères et du coeur et les suées froides, surgirent les illusions de l'ouïe, ces altérations qui ne se produisent que dans la dernière période du mal.

Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitement des murmures d'eau, des vols de guêpes, puis ces bruits se fondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d'un tour; ce ronflement s'éclaircit, s'atténua et peu à peu se décida en un son argentin de cloche.

Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des ondes musicales, roulé dans les tourbillons mystiques de son enfance. Les chants appris chez les jésuites reparurent, établissant par eux-mêmes, le pensionnat, la chapelle, où ils avaient retenti, répercutant leurs hallucinations aux organes olfactifs et visuels, les voilant de fumée d'encens et de ténèbres irradiées par des lueurs de vitraux, sous de hauts cintres.

Chez les Pères, les cérémonies religieuses se pratiquaient en grande pompe; un excellent organiste et une remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spirituels un délice artistique profitable au culte. L'organiste était amoureux des vieux maîtres et, aux jours fériés, il célébrait des messes de Palestrina et d'Orlando Lasso, des psaumes de Marcello, des oratorios de Haendel, des motets de Sébastien Bach, exécutait de préférence aux molles et faciles compilations du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des «Laudi spirituali» du XVIe siècle dont la sacerdotale beauté avait mainte fois capté des Esseintes.