Paul Reynaud se rallie finalement à ce point de vue, mais la panique affole les plus hauts responsables de l’État.
Dans les jardins du Quai d’Orsay, on brûle les archives du ministère sans même en avoir fait l’inventaire. Et c’est Alexis Leger – Saint-John Perse –, le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, qui en aurait donné l’ordre.
Les fonctionnaires jettent par les fenêtres sur les pelouses des cartons verts contenant les dossiers.
On pousse dans le foyer ces documents qui recèlent des pans d’histoire de France, et une fumée noire s’élève comme si le ministère, le gouvernement, voulaient faire savoir aux Parisiens que tout est perdu, qu’il faut brûler ce qu’on ne peut emporter, ce que l’on a de plus précieux, avant de s’enfuir.
Mais les ministres se rendent dans les gares, dans les usines, pour que la population les voie, se persuade que le gouvernement n’a pas abandonné la capitale.
Paul Reynaud monte à la tribune de la Chambre des députés à 15 heures, ce jeudi 16 mai.
Il affiche une détermination sans faille, parle d’une voix vibrante, et les députés l’applaudissent à tout rompre, plusieurs fois.
On acclame Reynaud qui annonce ainsi qu’il va procéder à un remaniement du gouvernement et à la tête des armées.
On murmure qu’il veut remplacer Gamelin par le général Weygand, prendre lui-même le ministère de la Défense et donc contraindre Daladier à la démission, et faire entrer au gouvernement le maréchal Pétain, dont on assure qu’il a déjà quitté son ambassade à Madrid et qu’il a de grandes ambitions.
Reynaud reprend, de nouveau acclamé quand il dit :
« Pour toute défaillance, le châtiment viendra, la mort !
« Il faut nous forger tout de suite une âme nouvelle. Nous sommes pleins d’espoir. Nos vies ne comptent pour rien. Une seule chose compte : maintenir la France. »
Les députés applaudissent debout le président du Conseil qui va enregistrer une allocution qui sera diffusée le soir même à la radio.
« On a fait courir les bruits les plus absurdes, commence Reynaud. On a dit que le gouvernement voulait quitter Paris : c’est faux. Le gouvernement est et demeurera à Paris.
« On a dit que l’ennemi était à Reims. On a même dit qu’il était à Meaux, alors qu’il a réussi seulement à faire au sud de la Meuse une large poche que nos vaillantes troupes s’apprêtent à colmater.
« Nous en avons colmaté d’autres en 1918 ! Vous, combattants de la dernière guerre, vous ne l’avez pas oublié ! »
Reynaud a pris la décision, non pas de rester à Paris – quoi qu’il dise – mais de « ne quitter » la capitale qu’à la dernière minute pour éviter d’être capturé par l’ennemi…
Il le dit à Churchill, qui vient d’arriver à Paris, en ce milieu d’après-midi du jeudi 16 mai.
Churchill est stupéfait de voir les archives qui achèvent de brûler dans les jardins de ce Quai d’Orsay où Reynaud le reçoit en compagnie de Daladier et du général Gamelin.
Le Premier Ministre anglais mesure l’affolement de ces hommes, leur abattement.
Pour la première fois, il doute de leur résolution à se battre jusqu’au bout.
Il écoute Gamelin qui annonce le repli sur l’Escaut des troupes entrées en Belgique. Il s’en étonne. Il lui semble absurde d’abandonner tout ce terrain. Il interroge :
« Où sont les réserves stratégiques, où est la masse de manœuvre ?
— Il n’y en a aucune », répond Gamelin.
Daladier explique que c’est la raison pour laquelle on a demandé l’appui de l’aviation britannique afin de colmater, d’arrêter la trouée qui menace Paris.
Churchill remarque que Reynaud, resté silencieux, ne proclame pas que la France continuera la lutte quoi qu’il arrive.
Churchill ne le relève pas, affiche sa résolution et son optimisme mais pour la première fois aussi il songe qu’il faudra peut-être, sans doute, rapatrier le corps expéditionnaire britannique.
Quand Gamelin réclame à nouveau l’envoi d’escadrilles britanniques, Churchill, sa tête ronde penchée, le menton en avant, exprimant la volonté, répond « qu’il ne peut affaiblir la défense des îles Britanniques et qu’il se refuse donc à modifier la stratégie de la Royal Air Force. L’Angleterre n’a plus que trente-neuf escadrilles pour assurer sa propre protection ».
Il quitte rapidement le Quai d’Orsay, se rend à l’ambassade de Grande-Bretagne, murmure « ils sont au bout du rouleau », et, après quelques instants de réflexion, télégraphie au Cabinet de guerre :
« Situation grave au dernier degré… Mon avis personnel est que nous devrions envoyer demain les escadrilles de chasse demandées, pour donner à l’armée française une dernière chance de retrouver son courage et son énergie. Notre position devant l’Histoire ne serait pas bonne si nous rejetions la demande des Français et si leur défaite en résultait. »
À 23 h 30, la réponse positive arrive de Londres et Churchill décide d’aller annoncer la bonne nouvelle immédiatement à Paul Reynaud.
Reynaud convoque Daladier et, en compagnie de Paul Baudouin, les trois Français écoutent un Churchill véhément, énergique, volcanique, son visage enveloppé dans la fumée de ses cigares.
« L’Angleterre continuera à se battre jusqu’au bout, même si la France est envahie, vaincue », lance-t-il d’emblée, osant ainsi prononcer les deux mots encore tabous, impensables ce jeudi 16 mai. Mais Churchill le répète : « la France envahie et vaincue ». Mais l’Angleterre bénéficiera de l’appui des États-Unis.
« Nous affamerons l’Allemagne, nous démolirons ses villes. Nous brûlerons ses récoltes et ses forêts », martèle-t-il.
Si l’Angleterre est rasée par les bombardements aériens, si la France est détruite, soumise, Churchill annonce qu’il dirigera la guerre depuis le Canada. Ce sera la lutte du Nouveau Monde contre l’Ancien dominé par l’Allemagne.
Il est une heure du matin. Churchill tonitrue encore, inépuisable. Il serre les poings.
« Nous vaincrons », conclut-il d’une voix sourde.
TROISIÈME PARTIE
Vendredi 17 mai
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Dimanche 16 juin 1940
« Pour moi, si l’on venait me dire, un jour, que seul un miracle peut sauver la France, ce jour-là, je dirais : je crois au miracle parce que je crois en la France. »
Paul REYNAUD
21 mai 1940
11.
Les mots de Churchill, sa résolution, son énergie, sa combativité, sa certitude que l’Angleterre vaincra, ne sont déjà plus à l’aube du vendredi 17 mai qu’un vague souvenir, comme un moment d’ivresse qui se dissipe, laissant place à une angoisse plus grande.
Churchill lui-même, rentré à Londres, déclare à ses collaborateurs qui l’interrogent :
« Les Français s’effondrent aussi complètement que les Polonais. La défaite de la France est une question de jours. La Grande-Bretagne doit se préparer à se battre seule. »