Mais lord Gort répond, perplexe, qu’il ne sait pas ce que sont les plans français. D’ailleurs, on ignore encore les intentions allemandes : les divisions de Panzers vont-elles foncer vers Paris ou vers les côtes de la Manche ? En outre, poursuit lord Gort, l’armée française se dissout, les soldats désemparés, la plupart sans armes, fuient, mêlés au flot des réfugiés. Et Gort, craignant de ne pouvoir résister, envisage, non pas comme l’y incite le commandement français de lancer une grande offensive, mais de préparer un réduit, autour du port de Dunkerque, qui permettrait l’évacuation des troupes anglaises, si le front s’effondrait.
Les divisions de Panzers avancent si vite que, dans la nuit du 16 au 17 mai, elles ont parcouru près de 100 kilomètres, en direction de la Manche. Elles ont atteint l’Oise.
Leur avance est telle que Hitler et le haut état-major leur donnent l’ordre d’arrêter leur progression, de crainte d’une contre-attaque française sur le flanc de la percée.
« Je ne peux pas et je ne veux pas me conformer à cet ordre qui revient à renoncer à l’effet de surprise et à tous nos succès initiaux », s’écrie le général Guderian.
Il proteste, tempête, arrache l’autorisation d’effectuer de « vastes mouvements de reconnaissance », une expression vague qui permet à Guderian et aux autres commandants de Panzerdivisionen de continuer à foncer vers la mer.
On roule de nuit, à plus de 60 kilomètres à l’heure. « Les habitants sont éveillés en sursaut par le tintamarre de nos chars, le cliquetis des chenilles, le grondement des moteurs, écrit Rommel.
« Des troupes françaises campent près de la route, des véhicules militaires sont rangés dans les cours de ferme, et parfois sur la route même. Civils et soldats, la terreur peinte sur leur visage, s’entassent dans les fossés, le long des clôtures, dans les creux du sol, ou s’enfuient sur les deux côtés de la route. »
Rommel ne dispose pas d’hommes pour garder des prisonniers, il leur ordonne de marcher vers l’est, « mais, note-t-il, ils disparaissent dans les buissons dès que nous allons en avant ».
Et puis il y a des îlots de résistance, de lourds chars français – les B1, les Renault R35 – surgissent. Les obus antichars ricochent sur leur blindage de 40 à 60 mm qui ne peut être percé.
L’esprit de sacrifice, un héroïsme désespéré animent ces hommes qui affrontent les Panzerdivisionen.
Dans la nuit du jeudi 16 au vendredi 17 mai, de Gaulle écrit à son épouse :
« Ma chère petite femme chérie,
« Me voici en pleine bagarre… Les événements sont très sérieux. J’ai confiance que nous parviendrons à les dominer. Cependant il faut s’attendre à tout. Rien de bien urgent… Assure-toi très discrètement d’un moyen de transport éventuel… »
Le vendredi 17 mai, dans le brouillard dense de l’aube, de Gaulle lance ses chars à l’attaque, afin de s’emparer du nœud de communication de Montcornet.
C’est fait après quelques heures de combat. Mais dans l’après-midi, les Stuka apparaissent, des unités de Panzers arrivent en renfort. Aucune panique chez les tankistes.
« Il se dégage une impression d’ardeur générale, note de Gaulle. Allons les sources ne sont pas taries. »
La division a fait plus d’une centaine de prisonniers. Cependant, au terme de trois jours de combats, dans le secteur de la vallée de l’Aisne et d’Abbeville, elle a perdu 92 chars sur les 137 engagés.
Mais elle a vaincu, et on interviewe de Gaulle pour l’émission quotidienne Le Quart d’heure du soldat.
Dans la débâcle, sa division est la seule à avoir lancé une offensive et remporté des succès.
De Gaulle ignore les micros. Il parle tout en regardant le ciel de France d’un bleu immaculé, tendu au-dessus du porche de l’église de Savigny-sur-Ardres.
Nous sommes le mardi 21 mai 1940, c’est la première fois qu’il s’adresse au pays.
« C’est la guerre mécanique qui a commencé le 10 mai, dit-il. L’engin mécanique, avion ou char, est l’élément principal de la force. L’ennemi a remporté sur nous un avantage initial. Pourquoi ? Uniquement parce qu’il a plus tôt et plus complètement que nous mis à profit cette vérité.
« Le chef qui vous parle a l’honneur de commander une division cuirassée française. Cette division vient de durement combattre, eh bien, on peut dire très simplement, très gravement – sans nulle vantardise – que cette division a dominé le champ de bataille de la première à la dernière heure du combat.
« Tous ceux qui y servent ont retiré de cette expérience la confiance dans la puissance d’un tel instrument.
« C’est cela qu’il nous faut pour vaincre. Grâce à cela, nous avons déjà vaincu sur un point de la ligne.
« Grâce à cela, nous vaincrons un jour, nous vaincrons sur toute la ligne. »
De Gaulle est serein. Tout est clair, ordonné dans sa tête. L’analyse des défaites et la certitude de la victoire.
Il écrit à sa « chère petite femme chérie ».
« Je t’écris au sortir d’une longue et dure bagarre qui s’est d’ailleurs très bien déroulée pour moi. Ma division se forme en combattant et l’on ne me refuse pas les moyens car si l’atmosphère générale est mauvaise, elle est excellente pour ton mari. »
Paul Reynaud a signé un arrêté l’élevant au grade de général de brigade à titre temporaire à compter du 1er juin.
Il est cité à l’ordre de l’armée.
« Chef admirable de cran et d’énergie, a attaqué avec sa division la tête de pont d’Abbeville, a rompu la résistance allemande et progressé de 14 kilomètres à travers les lignes ennemies faisant des centaines de prisonniers et capturant un matériel considérable. »
La citation est signée Weygand, car Paul Reynaud, les samedi 18 et dimanche 19 mai, a procédé à un remaniement qu’il veut décisif.
Le maréchal Pétain est devenu numéro deux du gouvernement, ministre d’État et vice-président du Conseil. Georges Mandel, ancien collaborateur de Clemenceau, a été nommé ministre de l’Intérieur, Daladier ministre des Affaires étrangères.
Paul Reynaud se charge du ministère de la Guerre et limoge le général Gamelin, remplacé par le général Weygand.
La presse s’enthousiasme. « Ce remaniement ministériel a un sens, peut-on lire dans L’Ère nouvelle. Ce sens tient en un nom, celui de Pétain. Le glorieux vainqueur de Verdun est là… Il peut tout demander à la France. La France qui se reconnaît en lui le suivra. »
On se félicite aussi de la nomination du général Weygand qui fut le bras droit de Foch. Et que Pétain ait quatre-vingt-quatre ans, Weygand soixante-treize, alors que les généraux de la Wehrmacht ont souvent moins de cinquante ans, importe peu.
On ne veut pas savoir que Weygand a confié à Gamelin qu’il fallait « changer tout ce trafic de la politique ». En fait, Weygand méprise ces hommes politiques, Blum, Reynaud, Mandel, Daladier, qui incarnent un régime républicain détestable, symbole de l’impuissance et du désordre.
Quant à Pétain, il porte depuis les années trente l’espoir des Croix-de-Feu et autres ligueurs d’extrême droite. Il a longuement vu Goering en 1934. On l’a choisi pour le poste d’ambassadeur en Espagne parce que les « franquistes » l’admirent et le savent proche de leurs idées. Il est une sorte de Franco qui attend prudemment son heure. Dès 1938, Pierre Laval a confié à un diplomate italien qu’il prépare un gouvernement dont le Maréchal serait la figure emblématique, et lui l’instigateur et le chef.
La brochure d’extrême droite C’est Pétain qu’il nous faut a été répandue, en 1936, à des dizaines de milliers d’exemplaires.
On peut y lire : « Attention, il s’agit d’une dictature de salut public, confiée à Pétain, à Pétain seul, à charge pour lui de choisir son équipe et de proposer une nouvelle Constitution à base corporative où l’autorité du chef de l’État soit de telle sorte qu’on la sente passer. »