« Elle est inutile, dit-il, et nous devons empêcher que les destructions s’étendent à l’ensemble du pays. C’est le maréchal Pétain qui comprend le mieux la situation. »
Et Pétain, qui jusqu’alors a été le plus souvent silencieux lors des réunions gouvernementales – Conseil des ministres, Comité de guerre – s’exprime sur un ton glacial, qui n’admet pas de réplique.
« L’armistice est une nécessité, dit-il, il faut examiner les conditions de la cessation des combats. Le salut et l’avenir du pays exigent que l’on procède ainsi avec courage. »
À Reynaud, qui rétorque qu’« il n’y a aucun armistice honorable avec Hitler » et que ce serait une immense imprudence que de nous séparer de nos alliés britanniques, Pétain répond :
« Les intérêts de la France doivent passer avant ceux de l’Angleterre. L’Angleterre nous a mis dans cette situation. Ne nous bornons pas à la subir, essayons d’en sortir. »
Et pendant ce temps, heure après heure, les Allemands progressent.
Rommel est à Fécamp !
« La vue de la mer bordée de falaises de chaque côté nous enthousiasme et aussi d’avoir atteint le littoral français. Nous mettons pied à terre et descendons la plage de galets vers le bord de l’eau jusqu’à ce que les vagues viennent se briser sur nos bottes…
« Plus tard, quand nous roulons vers Tourville, nous recevons un accueil triomphal de gens qui habitent une cité ouvrière et qui doivent nous prendre pour des Anglais. »
Ce dimanche 9 juin dans la matinée, le gouvernement décide de quitter la capitale le lendemain 10 juin pour s’installer à Tours et sur les bords de Loire, dans ces nombreux châteaux qui rappellent les heures fastes du royaume de France.
Ce même jour, de Gaulle est à Londres, afin de rencontrer Churchill.
La lettre de mission que lui a remise Paul Reynaud est sans équivoque.
« Vous verrez M. Churchill et vous lui direz que le remaniement de mon cabinet et votre présence auprès de moi sont les marques de notre résolution. »
Tâche accomplie.
De Gaulle approuve Churchill de ne pas déplacer des escadrilles de la RAF de Grande-Bretagne en France.
« C’est ici, dit Churchill, à Londres, et si Paul Reynaud s’y décide, dans l’Empire français que se maintiendra la résistance. »
La résolution de Churchill « ce lutteur, ce grand champion d’une grande entreprise, ce grand artiste d’une grande histoire » renforce la détermination de De Gaulle.
Il rencontre les ministres anglais, mesure à quel point ils sont surpris de l’effondrement français et soucieux de voir la flotte française, l’une des plus modernes du monde, tomber entre les mains des Allemands.
Les Français de Londres – Jean Monnet, les diplomates – ne lui paraissent pas habités par la même ferveur et la même volonté que les Anglais.
De Gaulle serait-il donc le seul à partager ces sentiments ?
Cette pensée ne le quitte plus dans l’avion qui, dans la soirée du dimanche 9 juin, survole plusieurs fois les pistes du Bourget avant de pouvoir se poser sur le terrain qui vient d’être bombardé par la Luftwaffe. Des bombes n’ont pas explosé et rendent l’atterrissage difficile.
De Gaulle se rend aussitôt chez Paul Reynaud. La situation a empiré. Rouen serait tombé. Des reconnaissances allemandes sont signalées à L’Isle-Adam. L’Oise est franchie. Les Panzerdivisionen s’apprêtent à lancer une offensive décisive en Champagne.
Reynaud semble toujours décidé à se battre « au besoin dans nos possessions d’Amérique », dit-il. Mais de Gaulle le sent troublé. Ses plus proches collaborateurs, Paul Baudouin mais aussi Yves Bouthillier, nommé ministre des Finances, se déclarent ouvertement solidaires de Pétain et de Weygand. Pourquoi pas tout de suite l’armistice ? Quelle autre issue alors que l’Italie de Mussolini s’apprête à déclarer demain, lundi 10 juin, la guerre à la France ?
De Gaulle évoque le réduit breton, le transfert du gouvernement en Afrique du Nord.
Reynaud approuve sans décider.
À propos de Paris, Reynaud prépare une allocution pour demain, dans laquelle il dira : « Nous nous battrons devant Paris, nous nous battrons derrière Paris. »
De Gaulle se souvient de Clemenceau déclarant en 1918 : « Je me battrai devant Paris, je me battrai dans Paris, je me battrai derrière Paris… Mais faire la paix, jamais ! »
Reynaud a oublié « dans Paris ».
C’est donc que la capitale sera déclarée ville ouverte et donc bientôt ville occupée.
Ce lundi 10 juin qui commence sera, de Gaulle le pressent, « une journée d’agonie ».
À Paris, la rumeur du départ du gouvernement de la capitale s’est propagée et on rapporte les propos que le gouverneur militaire de Paris, le général Hering, aurait tenus à la radio : « L’armée se replie en bon ordre sur Paris dont les pâtés de maisons de six étages sont autant de citadelles pour retarder l’ennemi. »
Or la décision a été prise par Weygand de faire de Paris une « ville ouverte », et Reynaud a évité d’évoquer des combats dans Paris.
Mais, comme le répète de Gaulle, cette journée d’agonie révèle « qu’au milieu d’une nation prostrée et stupéfaite, derrière une armée sans foi et sans espoir, la machine du pouvoir tourne dans une irrémédiable confusion ».
Mais une grande peur « a saisi les Parisiens et, aux portes sud de la ville – porte d’Italie, porte d’Orléans –, la cohue est telle, les embouteillages si compacts que, sur 5 kilomètres en amont de ces portes, on n’avance que mètre par mètre, chaussées et trottoirs envahis ».
Des incidents jettent les uns contre les autres ces Français désemparés. Et dans certains quartiers, des magasins sont pillés, des passants dépouillés par une pègre qui constate que l’autorité, les forces de l’ordre, la discipline collective, ont presque totalement disparu.
Devant les ministères, les voitures attendent les hauts fonctionnaires et les ministres qui vont connaître, eux aussi, les aléas de l’exode car les routes qui mènent à Orléans, à Tours, sont envahies par la cohue désespérée.
Au fil des heures, la journée d’agonie s’assombrit encore.
Ce lundi 10 juin 1940 à 16 heures, Mussolini proclame qu’il entrera dans la guerre à minuit. Paul Reynaud s’indigne : « Quel peuple noble et admirable que ces Italiens qui nous poignardent dans le dos à un moment pareil ! »
La frontière des Alpes n’est plus défendue que par cinq divisions contre les trente-deux italiennes. En outre, les Français sont menacés par l’avance allemande qui s’approche de la vallée du Rhône ! Mais l’offensive italienne ne connaîtra aucun succès.
Les « huit millions de baïonnettes », dont se vante le Duce, ne perceront pas le front français, ne s’avançant que de quelques dizaines de mètres dans la ville de Menton.
Au début de la soirée de ce lundi 10 juin, Reynaud adresse un dernier appel au secours à Roosevelt :
« Aujourd’hui, l’ennemi est presque aux portes de Paris. Nous nous battrons devant Paris, nous nous battrons derrière Paris, nous nous enfermerons dans l’une de nos provinces pour nous battre et si nous en sommes chassés, nous nous installerons en Afrique du Nord pour continuer la lutte et, en cas de nécessité, dans nos possessions américaines.
« Une partie du gouvernement a déjà quitté Paris. Je me prépare à partir pour le front… Il est de mon devoir de vous demander une nouvelle aide plus grande encore… »
À 23 heures, la radio diffuse un bref communiqué :
« Le gouvernement est obligé de quitter la capitale pour des raisons militaires impérieuses. Le président du Conseil se rend aux armées. »