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Une nouvelle fois, il se souvient des propos de Mandel.

Il doit se battre jusqu’au bout, au sein de ce gouvernement. Ne pas céder.

Sur la route encombrée qui conduit à Bordeaux, la voiture de De Gaulle double celle du directeur de cabinet de Paul Reynaud, Dominique Leca.

De Gaulle fait arrêter le véhicule et interroge Leca sur les dernières nouvelles.

Paris est totalement investi. Les Allemands sont au Havre, à Caen, à Alençon. Pourquoi pas demain à La Rochelle, à Bordeaux ?

« Taisez-vous, taisez-vous », murmure de Gaulle.

Leca lui apprend que Paul Reynaud a adressé un ultime message à Roosevelt.

« Si vous n’intervenez pas, a écrit Paul Reynaud, vous verrez la France s’enfoncer comme un homme qui se noie et disparaître après avoir jeté un dernier regard vers la terre de liberté d’où elle attendait son salut… Si vous ne pouvez pas donner à la France, dans les heures qui viennent, la certitude que les États-Unis entreront en guerre à très brève échéance, le destin du monde va changer. »

De Gaulle fait quelques pas aux côtés de Leca.

« C’est d’abord en soi et de soi qu’on attend le salut », dit-il.

Il s’agit de savoir si on se bat ou ne se bat pas.

16

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Voici Bordeaux en cette fin d’après-midi du vendredi 14 juin 1940.

C’est la capitale des débâcles, là où sont venus se réfugier, en 1870 et durant quelques semaines en 1914, tous les fuyards du Paris gouvernemental, cette foule où le noir officiel des complets vestons côtoie les toilettes claires des femmes élégantes.

La voiture de De Gaulle roule au pas, sur l’unique pont qui enjambe la Garonne, puis dans les rues embouteillées du centre de Bordeaux.

Les voitures des hauts fonctionnaires, des ministres, s’entassent cours de l’intendance, devant les grands hôtels où l’on se bouscule pour obtenir une chambre. Pétain est au Grand Hôtel. Les ministres sont à l’hôtel Splendid. Paul Reynaud s’est installé rue Vital-Carles, au siège de la région militaire.

La ville est comme un vase qui déborde et qu’on continue à remplir.

Ici, à chaque pas, on croise un personnage.

Adrien Marquet, le maire de la ville, le complice de Laval, héberge à la mairie les « conspirateurs », ceux qui veulent comme lui qu’on en termine avec les combats.

Il parle haut : « La fin de la guerre est un impératif », dit-il.

Jean Ybarnégaray, ministre d’État, que de Gaulle imaginait partisan de la lutte, proclame :

« Pour moi, ancien combattant, rien ne compte que d’obéir à mes chefs, Pétain et Weygand. »

Le généralissime vient d’arriver à Bordeaux. Il a rencontré Pétain. Il ne veut pas d’un cessez-le-feu, ni d’une capitulation de l’armée, mais d’un armistice qui sauve l’honneur de l’armée, et couvre d’opprobre ces politiciens qui ont lancé le pays dans la guerre. Il faut qu’ils soient emportés par la débâcle. On tire la chasse et ils disparaissent ! Et cette vidange permettra de voir surgir un nouveau régime politique.

Quant à l’Angleterre, « dans trois semaines, elle aura le cou tordu comme un poulet », dit Weygand.

Le maréchal Pétain, l’amiral Darlan, sont du même avis.

Et la comtesse Hélène de Portes harcèle Paul Reynaud pour qu’il rallie le camp des partisans de l’armistice, où se trouvent ses amis, Paul Baudouin, Bouthillier, le ministre des Finances.

La comtesse répète ce que Weygand dit :

« Vous faites tuer des hommes pour rien. Combien cela va-t-il durer ? »

Car des fragments des armées françaises brisées continuent de combattre avec un héroïsme désespéré.

Il suffit d’une poignée d’hommes autour d’une mitrailleuse, de l’autre côté d’une rivière. Il suffit de quelques tanks pour arrêter trois ou quatre heures les Panzers allemands. Puis la machine puissante déferle, écrase les héros.

Von Kleist est aux portes de Bourges. Von Reichenau s’apprête à prendre Orléans et à franchir la Loire. Guderian entre dans Besançon.

Pendant ce temps, à Bordeaux, on conspire, on murmure que Paul Reynaud a dû pendant un dîner dans la salle à manger de l’hôtel Splendid envoyer deux verres d’eau au visage de la comtesse de Portes, affolée, hystérique.

« Une dinde », murmure de Gaulle.

Il voit Reynaud.

« Si vous restez ici, vous allez être submergé par la défaite, lui dit-il. Depuis trois jours, je mesure avec quelle vitesse nous roulons vers la capitulation. »

Il accule Reynaud, l’informe que les adversaires de l’armistice ne sont pas en sécurité à Bordeaux. Marquet dirige la police municipale. Pétain et Weygand tiennent l’armée.

« Je vous ai donné mon modeste concours, ajoute de Gaulle. Mais c’était pour faire la guerre. »

Reynaud se redresse.

Il ira à Alger, affirme-t-il. Il veut continuer la guerre aux côtés de l’Angleterre. La France est liée à elle par le traité du 28 mars. Pas d’armistice ou de paix séparés.

« Dans ces conditions, dit de Gaulle, j’irai demain à Londres. Où vous retrouverai-je ?

— À Alger », répond Reynaud.

Dans la grande salle à manger de l’hôtel Splendid, de Gaulle s’est attablé en compagnie de son aide de camp, le lieutenant Geoffroy de Courcel.

La salle décorée de miroirs et de tentures poussiéreuses amplifie le brouhaha. Ils sont tous là, Hélène de Portes, Pétain, Baudouin, Chautemps.

Il ne faut pas se laisser engloutir dans cette atmosphère. Ici, l’on se goberge alors que les Allemands défilent sur les Champs-Élysées et que les fanfares de la Wehrmacht résonnent sous les voûtes de l’Arc de triomphe.

De Gaulle se lève. Courcel lui annonce qu’il n’a pu trouver d’avion pour Londres. Il faudra rouler jusqu’à Brest, et de là embarquer sur un navire de guerre. Il faut partir cette nuit.

De Gaulle s’approche de la table où achève de dîner le maréchal Pétain.

De Gaulle, sous-lieutenant tout juste sorti de Saint-Cyr, avait servi avant l’été 1914 sous les ordres du colonel Pétain, commandant le 33e régiment d’infanterie d’Arras.

Puis la guerre, Verdun, l’appui de Pétain à de Gaulle avant la brouille des années trente.

Maintenant, c’est « l’extrême hiver » de la vie du Maréchal.

Les deux hommes se serrent la main sans échanger un mot.

L’aube du samedi 15 juin se lève, la voiture de De Gaulle roule vers Brest, à contre-courant du flot des réfugiés.

Entre Rennes et Brest, on longe des fantassins anglais et canadiens qui se replient et vont s’embarquer à Brest, d’autres le feront à Saint-Malo, à Saint-Nazaire. Près de 197 000 hommes et 300 canons en quelques jours échapperont ainsi aux Allemands.

Le général Alan Broke, vétéran de Dunkerque, a imposé à Churchill ce retrait. Le Premier Ministre voulait ne donner aucun prétexte aux Français de rompre le traité du 28 mars. Mais, inexorablement, la France s’enfonce dans la débâcle.

En Bretagne, à Paimpont, de Gaulle rend visite à sa mère, malade. Elle a connu 1870, la trahison de Bazaine. L’humiliation. Mais elle est pleine d’espérance.

Puis de Gaulle retrouve pour quelques dizaines de minutes son épouse et ses enfants réfugiés à Carantec.

« Ça va très mal, dit-il à Yvonne de Gaulle. Peut-être allons-nous continuer le combat en Afrique, mais je crois plutôt que tout va s’effondrer. Je vous préviens pour que vous soyez prête à partir au premier signal. »

À Brest, il embarque sur le contre-torpilleur Milan. Le navire transporte une cargaison d’« eau lourde » que le ministre de l’Armement, Raoul Dautry, envoie en Angleterre, pour soustraire aux nazis cet élément nécessaire à la fabrication d’armes nouvelles qui pourraient être terrifiantes et décider du sort de la guerre. De Gaulle est sur la passerelle.