Les mots de Churchill lui reviennent : « L’homme du destin », a dit le Premier Ministre.
La route sera longue.
Alors que dans la journée du samedi 15 juin, de Gaulle roule vers Brest, puis à bord du Milan vers Plymouth, à Bordeaux, Pétain, Weygand avancent résolument vers leur but, ne trouvant en face d’eux qu’un Paul Reynaud décidé à continuer la guerre, mais s’égarant dans le labyrinthe de ses manœuvres et de ses hésitations.
Il réunit un premier Conseil des ministres ce samedi 15 juin.
Camille Chautemps, sincère et madré, ne se démasque pas, évoque, la voix tremblante, la souffrance de « nos soldats » exposés presque sans défense au feu de l’ennemi.
Reynaud étudie la possibilité d’un cessez-le-feu. Aussitôt, Pétain prend la parole, « cette capitulation serait un déshonneur pour l’armée, c’est au gouvernement qu’il incombe de conclure un armistice : ce n’est pas à l’armée de déposer les armes ». Chautemps, parlementaire roué, coutumier des compromis, dit, patelin :
« Je suis convaincu que les conditions mises par les Allemands à la conclusion d’un armistice seront inacceptables. Encore faut-il en faire la démonstration. Pour cela il faut les demander. Lorsque cette démonstration sera faite, le peuple français comprendra que le gouvernement n’a pas d’autre issue que de quitter la France et tous les ministres suivront en Afrique du Nord. »
Reynaud refuse, mais quatorze ministres contre six sont favorables à la proposition de Chautemps.
« J’ai quelques secondes de débat intérieur qui sont les plus graves de ma vie publique, confie Reynaud. Si je refuse de faire cette démarche, je serai remplacé dès aujourd’hui par Chautemps ou par Pétain, et c’est à mon avis l’armistice certain. »
S’il accepte la proposition de Chautemps, Reynaud consultera Londres. Les Anglais refuseront cette démarche. Nous resterons liés par le traité du 28 mars.
« C’est une chance pour la France que je n’ai pas le droit d’écarter. »
Reynaud se souvient du conseil que de Gaulle lui a donné hier soir avant de partir pour Londres :
« Faire la guerre sans ménager rien ou se rendre tout de suite, il n’y a d’alternative qu’entre ces deux extrémités. »
Reynaud veut faire la guerre, mais il reste un parlementaire persuadé que, même s’il devait démissionner, il reviendrait au pouvoir, seul capable de rallier une majorité autour de lui.
Après, après seulement, on pourrait partir pour Alger.
Il est 21 h 30, ce samedi 15 juin.
Winston Churchill, sa fille Diana et le secrétaire du Premier Ministre John Colville dînent aux Chequers, la résidence d’été du Premier Ministre. Le début du dîner est lugubre. On vient d’apprendre que les Français préparent une nouvelle demande d’autorisation de conclure une paix séparée.
Puis le champagne, le cognac et les cigares font leur effet.
« Nous allons certainement connaître une guerre sanglante, dit Churchill. J’espère que notre peuple saura résister aux bombardements… »
Il marche dans le jardin en compagnie de Diana, parmi les buissons de roses.
Le secrétaire lui annonce que la situation empire en France, que Reynaud semble perdre pied.
« Il faut dire aux Français, tonne Churchill, que s’ils nous laissent leur flotte nous ne l’oublierons jamais, mais que s’ils se rendent sans nous consulter nous ne leur pardonnerons jamais. Nous les traînerons dans la boue pendant un millénaire ! »
Il hausse les épaules, s’ébroue.
« Ne le dites pas tout de suite », ajoute-t-il.
En ce début de matinée du dimanche 16 juin, de Gaulle qui a débarqué à Plymouth arrive à Londres.
Les dernières nouvelles de France sont accablantes.
Les Allemands ont atteint les monts du Perche, à l’ouest, et bientôt Rennes et Brest ! À l’est, Guderian a pris Besançon. La Loire est devenue le front. Orléans est tombé.
Ce dimanche 16 juin, Rommel écrit :
« Très chère Lu,
« Avant de partir en direction du sud ce matin (5 h 30), j’ai reçu votre chère lettre du 10 dont je vous remercie de tout mon cœur.
« Maintenant que Paris et Verdun sont tombés et que la ligne Maginot a été percée sur un large front près de Sarrebruck, la guerre semble lentement tourner à une occupation plus ou moins pacifique de la France entière.
« La population est pacifique et, à certains endroits, très amicale. »
Mais les routes par lesquelles le flot de réfugiés, désespérés, s’écoule sont ensanglantées par les bombardements, les mitraillages de la Luftwaffe et des avions italiens qui, ce dimanche 16 juin, se joignent aux charognards, bombardant La Charité-sur-Loire et Gien, à basse altitude.
« Il faut agir », répète de Gaulle.
L’ambassadeur de France à Londres, Corbin, et Jean Monnet – négociateur officieux entre la France, les Anglais et les Américains – exposent à de Gaulle un plan d’Union de la France et de l’Angleterre, entraînant la fusion de leurs pouvoirs publics, la mise en commun de leurs ressources et de leurs pertes, la nationalité partagée pour chaque citoyen, la liaison complète entre les destins respectifs des deux nations.
Utopie, folie, mais peut-être un bon moyen d’encourager Reynaud à tenir tête aux défaitistes.
De Gaulle joint Reynaud au téléphone et, sans lui dévoiler la nature du projet, lui demande de retarder le Conseil des ministres jusqu’à 17 heures, ce jour, dimanche 16 juin.
« Vous seul, a dit Monnet à de Gaulle, pouvez obtenir l’adhésion de Churchill. Il est prévu que vous déjeuniez tout à l’heure avec lui. Ce sera l’occasion suprême. »
Sentiment d’urgence, nécessité d’agir. Et donc de rompre avec les prudences, les procédures habituelles.
Ainsi, de Gaulle donne l’ordre de détourner sur un port anglais le Pasteur qui, chargé de munitions, de milliers de mitrailleuses, d’un millier de canons de 75, se dirige vers Bordeaux.
Il lit, dans les yeux des officiers de la mission militaire française à Londres, l’effroi !
Mais le temps est à l’audace.
De Gaulle s’assied en face de Churchill dans la salle à manger du Carlton Club.
Le Premier Ministre ressemble à un rocher massif, enveloppé dans un costume gris à rayures roses dont les coutures semblent prêtes à se déchirer. Churchill accepte de présenter au Cabinet britannique le projet d’Union qu’il va soutenir.
« Dans un moment aussi grave, il ne sera pas dit que l’imagination nous a fait défaut. »
À 16 h 30, la décision est acquise. De Gaulle téléphone à Reynaud, expose le projet d’Union franco-britannique.
Ce peut être un tournant dans cette guerre et peut-être même dans l’histoire du monde.
« Allô, Reynaud, s’écrie Churchill, de Gaulle a raison. Notre proposition a de grandes conséquences. Tenez bon. »
De Gaulle doit rentrer d’urgence à Bordeaux. Il faut conforter Reynaud, organiser la prochaine réunion du Conseil suprême allié, sans doute à Concarneau. Churchill a prêté un bimoteur léger De Havilland Dragon à de Gaulle. Le général Spears est du voyage. L’avenir va se jouer dans les heures qui viennent.
À 17 h 15, ce 16 juin 1940, le Conseil des ministres se réunit, présidé par Albert Lebrun.
Reynaud lit le texte du projet d’Union franco-britannique d’une voix vibrante.
« … Les deux Parlements seront associés. Toutes les forces de la Grande-Bretagne et de la France, terrestres, maritimes ou aériennes seront placées sous un seul commandement suprême… Cette Union, cette unité concentreront toutes leurs énergies contre la puissance de l’ennemi où que soit la bataille – et ainsi nous vaincrons. »