D’abord, la stupeur et le silence, puis aussitôt la colère, les protestations.
« Nous ne voulons pas que la France devienne une domination britannique », lance Camille Chautemps.
« Plutôt devenir une province nazie, au moins nous saurions ce qui nous attend », dit un ministre, Ybarnégaray, peut-être.
Pétain est méprisant, il est debout. Il dit :
« C’est un mariage avec un cadavre. »
Les partisans de la paix à tout prix l’emportent, non parce qu’ils sont les plus nombreux – Reynaud ne fait pas voter les ministres – mais parce qu’ils sont les plus déterminés, que leur projet couve depuis des semaines voire des mois. Que l’atmosphère de Bordeaux leur est favorable. Que la peur gagne les partisans de la continuation de la guerre qui craignent l’arrestation par les policiers du maire Marquet, ou par les soldats de Weygand.
Reynaud se rend chez le président de la République, Albert Lebrun, à qui il présente sa démission, avec l’intention de reprendre les rênes du pouvoir car Pétain, Weygand et leurs séides ne pourront accepter les conditions allemandes.
Les présidents de la Chambre des députés et du Sénat, Herriot et Jeanneney, l’approuvent.
Reynaud est persuadé que la majorité des ministres – 14 – s’opposent à l’armistice.
Mais il a sous-estimé la résolution de Pétain et Weygand, la résignation d’Albert Lebrun, le degré de préparation de la conspiration, car aussitôt Reynaud sorti, Lebrun reçoit Pétain.
« Pétain ouvre son portefeuille, raconte-t-il, et me présente la liste de ses collaborateurs. Heureuse surprise pour moi ! Je n’étais pas habitué à une telle rapidité ; je me rappelai non sans amertume les constitutions de ministères, si pénibles, auxquelles j’avais présidé pendant mon séjour à l’Élysée. »
Pétain est donc le président du Conseil, Chautemps le vice-président, Weygand est à la Défense nationale, Darlan à la Marine. Deux députés socialistes – après avoir consulté Léon Blum – font partie du ministère.
Sa constitution est achevée à 23 h 30, le dimanche 16 juin.
Il se réunit aussitôt et, à l’unanimité, il décide de mettre en œuvre la proposition Chautemps.
Baudouin, le ministre des Affaires étrangères, prend contact avec l’ambassadeur d’Espagne, Lequerica, et avec le nonce apostolique afin que Madrid et le Vatican annoncent à Berlin et à Rome la volonté française de connaître les conditions de l’armistice.
Hitler a, la veille, demandé à ses généraux et à ses diplomates de préparer une convention d’armistice.
De Gaulle a atterri, ce dimanche 16 juin, à 21 h 30, sur l’aéroport de Bordeaux.
Les pistes sont encombrées de véhicules. La débâcle a le visage de ce désordre.
Lorsque les membres de son cabinet venus l’attendre annoncent à de Gaulle la démission de Reynaud, le général sait qu’il faudra repartir dès demain matin, et le pilote anglais reste dans l’avion.
De Gaulle mesure au cours de cette nuit « épouvantable » les illusions de Paul Reynaud, les menaces qui se profilent. Il ne veut pas se laisser arrêter, il sait qu’on l’accuse déjà de trahison pour avoir détourné au profit des Anglais ce navire, le Pasteur, chargé d’armes !
Rue Vital-Carles, de Gaulle retrouve Paul Reynaud avec qui il n’échange que quelques mots.
Hélène de Portes passe, crie :
« On voulait que Reynaud joue les Isabeau de Bavière qui, au traité de Troyes, en 1420, a livré le royaume de France aux Anglais, eh bien non ! »
Elle triomphe, jubile.
« J’ai sous les yeux, dit de Gaulle, la trahison et dans le cœur le refus de la reconnaître victorieuse. »
Il approuve le directeur de cabinet de Paul Reynaud, Dominique Leca, qui dit :
« La sécurité d’aucun d’entre nous ne me paraît désormais assurée sur le territoire français au cours des prochaines journées. »
Il faut partir.
Le directeur de cabinet de De Gaulle, Jean Laurent, se fait fort d’obtenir de Dominique Leca 100 000 francs sur les fonds secrets. De Gaulle accepte, voit le général Spears. Geoffroy de Courcel décide de rester à ses côtés dans cette aventure au service de la France.
L’avion décolle le lundi 17 juin à 7 heures.
Il atterrit à l’aéroport de Heston, proche de Londres, à 12 h 30, après une escale à Jersey pour faire le plein de carburant.
Dans les rues de Londres, de Gaulle aperçoit les titres en lettres d’affiche des journaux : « France Surrenders ».
C’est comme s’il recevait une gifle.
Mais la France est ici, au combat ! Elle ne se rend pas !
Il sait qu’il sera seul et démuni de tout, « comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage ».
Il verra Churchill dans l’après-midi.
Le Premier Ministre britannique a cherché, dès 22 heures, à joindre Pétain, ne réussissant à obtenir la communication qu’à 2 heures du matin, ce lundi 17 juin.
Un témoin raconte :
« Je n’ai jamais entendu Churchill s’exprimer en termes aussi violents. Il pensait que le vieux Maréchal, insensible à tout le reste, réagirait peut-être à cela. Mais ce fut en vain. »
QUATRIÈME PARTIE
Lundi 17 juin
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Dimanche 30 juin 1940
« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. »
Maréchal PÉTAIN
Lundi 17 juin 1940
« Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra jamais. »
Général DE GAULLE
Mardi 18 juin 1940
« Nous avons perdu en quelques jours toute sécurité et sommes sur une pente épouvantable et irrésistible. Rien de ce que l’on peut craindre n’est chimérique et l’on peut absolument tout craindre, tout imaginer. »
Paul VALÉRY
Mardi 18 juin 1940
« Hitler sait qu’il faudra nous vaincre dans notre île ou perdre la guerre. Si nous parvenons à lui tenir tête, toute l’Europe pourra être libérée et le monde s’élèvera vers de vastes horizons ensoleillés… Armons-nous donc de courage pour faire face à nos devoirs et comportons-nous de telle sorte que si l’Empire et le Commonwealth durent mille ans encore, les hommes puissent toujours dire : C’était leur plus belle heure. »
Winston CHURCHILL
Mardi 18 juin 1940
125e anniversaire de la bataille de Waterloo
17
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« Le maréchal Pétain devient notre chef ! » s’écrie Daniel Cordier, un jeune homme de dix-neuf ans.
Il est 7 heures du matin, ce lundi 17 juin 1940. Le ciel est d’un bleu profond, une lumière rose irise les Pyrénées.
Cordier habite Pau. Il vient d’entendre à Radio-Toulouse la nouvelle de la démission du ministère Reynaud, et la désignation du maréchal Pétain comme nouveau président du Conseil des ministres.
Daniel Cordier exulte. C’est un patriote, membre de l’Action française, disciple de Charles Maurras.
« La France est sauvée ! pense-t-il. Avec le Maréchal, la grandeur de la France triomphe enfin des combinaisons politiciennes. Après l’inexplicable reculade de notre armée ces dernières semaines, l’homme de Verdun par sa seule présence brisera la ruée allemande : la Garonne sera une nouvelle Marne[2]. »