« Maintenant, nous avons prouvé ce dont nous sommes capables. Croyez-moi, Keitel, une campagne contre la Russie ne serait en comparaison qu’un jeu d’enfant. »
Il est vrai que Staline pousse ses pions, lançant un ultimatum à la Roumanie, envahissant deux provinces du pays, la Bessarabie et la Bukovine.
Mais Speer, en roulant vers Reims sous un ciel d’un bleu intense, dans la plénitude solaire et insolente de l’été, se remémore avec inquiétude ces propos.
Rommel et d’autres officiers ont fait écho à Hitler.
« Les exigences de la Russie envers la Roumanie sont assez dures, a dit Rommel. Je doute que cela fasse beaucoup notre affaire. Ils prennent tout ce qu’ils peuvent. Mais ils ne trouveront pas toujours si facile de garder toutes leurs conquêtes. »
La guerre à l’est, plutôt qu’à l’ouest, donc ? La Russie communiste plutôt que l’Angleterre impériale ?
Et si le risque existait d’une guerre sur les deux fronts ?
Hitler a souvent évoqué ce cauchemar pour l’écarter. Mais l’Angleterre semble résolue à se battre jusqu’au bout.
Elle vient de décréter le blocus de la France.
Les navires français qui se trouvent dans les ports anglais, et notamment l’escadre de l’amiral Godfroy, ancrée à Alexandrie, sont bloqués par les Anglais.
Est-il possible qu’un conflit éclate entre la France et l’Angleterre à propos de la flotte française ?
Mais que pourrait la France ?
Sur les routes qui mènent à Reims, Speer a croisé ces interminables files de réfugiés. Ils se traînent sur les bas-côtés, harassés, « emportant leurs pauvres biens dans des voitures d’enfants, dans des brouettes, ou tout autre véhicule de fortune ».
Et en contraste, Speer double « les fières unités militaires allemandes, occupant le milieu de la chaussée ».
Les soldats sont souvent torse nu. Ils chantent, rient, donnant l’image d’une force juvénile et invincible. Souvent, entre les camions de la Wehrmacht, se traînant, engoncés dans leurs lourdes capotes d’hiver, cheminent des colonnes de prisonniers, couverts de poussière, les yeux éteints, le pas traînant. Et il suffit de deux ou trois fantassins allemands pour garder ces centaines d’hommes vaincus.
À Reims, Speer découvre une « ville fantomatique », presque déserte, bouclée par la Feldgendarmerie à cause de ses caves. Des volets battent dans le vent qui chasse dans les rues des journaux vieux de plusieurs jours. Des portes ouvertes laissent voir l’intérieur des maisons. Comme si la vie s’était arrêtée de manière absurde, on découvre encore sur la table des verres, de la vaisselle, des repas commencés et jamais finis.
C’est le visage de la France, meurtrie, dont avec suffisance les Allemands mesurent aussi le retard.
Rommel décrit « les misérables taudis de certains villages où l’on ne trouve pas l’eau courante. On se sert encore de puits. Aucune maison n’est aménagée en vue du froid. Les fenêtres ne ferment pas et l’air siffle à travers ».
Et Rommel, contraint de loger dans l’une de ces maisons – « grossièrement construites en moellons de grès, avec ces toits plats en tuiles rondes exactement semblables à celles des Romains » – conclut : « J’espère toutefois que les choses s’amélioreront bientôt. »
Il a le regard et la morgue du vainqueur.
Et les vaincus, en voyant passer ces unités mécanisées, ces jeunes soldats, baissent les yeux, humiliés et honteux.
Le discours de Pétain, qui le mardi 25 juin a justifié l’armistice, est écouté, accepté, les larmes aux yeux, parce qu’il exprime cette désolation, ce désespoir.
« Devant une telle épreuve, la résistance armée devait cesser », dit le Maréchal. Le gouvernement était acculé à l’une de ces deux décisions : soit demeurer sur place, soit prendre la mer.
Il a choisi de rester.
Comment ne pas l’approuver ?
« En ce jour de deuil national, continue Pétain, ma pensée va à tous les morts, à tous ceux que la guerre a meurtris dans leur chair et dans leurs affections… »
Et François Mauriac, une nouvelle fois, exhale son émotion dans Le Figaro :
« Les mots du maréchal Pétain en ce soir du 25 juin avaient un son presque intemporel. Ce n’était pas un homme qui nous parlait mais quelque chose des profondeurs de notre Histoire. Ce vieil homme nous a été légué par les morts de Verdun ! »
Mais le Maréchal n’est pas que cette personnalité sanctifiée par l’écrivain. Il n’est pas que le porte-parole et le gardien des morts de l’ossuaire de Verdun.
Il a fait de Pierre Laval un ministre d’État, vice-président du Conseil.
Et Laval et ses complices – Marquet, le proche de toujours, mais aussi Raphaël Alibert et Yves Bouthillier qui furent des collaborateurs de Paul Reynaud – préparent derrière la statue du maréchal Pétain, sculptée par François Mauriac – et Paul Claudel –, un changement de régime.
Ils retiennent à bord du Massilia, en rade de Casablanca, les parlementaires hostiles qui réclament leur rapatriement et qu’on accuse d’être des fuyards.
Ils dénoncent Paul Reynaud, dont les deux membres les plus influents de son cabinet – Dominique Leca et Gilbert Devaux – ont été arrêtés à Madrid, le mardi 25 juin, le jour de l’armistice, porteurs de documents, d’or, de bijoux, ainsi que d’une forte somme d’argent en francs et en dollars estimée à 12 millions, sans doute les fonds secrets de la présidence du Conseil.
Ils empêchent Paul Reynaud d’obtenir ce poste d’ambassadeur à Washington qu’il a sollicité auprès de Pétain.
Yves Bouthillier, ministre des Finances, porte plainte contre lui pour exportation illicite de capitaux à l’étranger.
En clouant Reynaud au pilori, il s’agit de briser tous les opposants à la « révolution nationale » dont le Maréchal vante la nécessité et les vertus, et dont Laval et ses spadassins organisent les « basses œuvres ».
Et la presse – Le Matin – accable et « tue » Paul Reynaud en l’accusant de ne pas avoir eu le « souci de la vie des soldats ».
« Quand on se trompe en faisant tuer tant de monde, poursuit l’éditorial, on n’a qu’une excuse : se donner la mort ! Si l’on ose encore vivre après les agissements que nous venons de voir, l’Histoire ne peut trouver pour Paul Reynaud qu’un seul mot : lâcheté. »
Ce réquisitoire qui accable Paul Reynaud accuse aussi Mandel, Blum. Reynaud pressent qu’on ouvrira, contre les « fauteurs de guerre », un procès.
Mais il est encore hésitant sur la conduite à tenir à l’égard de Pétain, ce qui explique sa candidature à l’ambassade de France à Washington.
Sa maîtresse, la comtesse Hélène de Portes, l’invite à solliciter ce poste. Ses trois enfants vivent aux États-Unis.
Mais le vendredi 28 juin, dans l’après-midi, la voiture que conduit Paul Reynaud quitte la route, s’écrase. Le rapport de gendarmerie souligne que cet accident est inexplicable.
D’origine criminelle ?
Grand parlementaire, Reynaud pouvait être un obstacle aux projets de Laval.
Reynaud n’est que contusionné, mais Hélène de Portes, gravement blessée à la tête, décède la nuit suivante, à l’âge de trente-huit ans.
Reynaud est bouleversé. Il confie ses sentiments, son désarroi, sa douleur, sa détresse à William Bullitt, l’ambassadeur des États-Unis.
« La prodigieuse vitalité, l’intelligence, la noblesse d’âme de cette femme admirable ont été anéanties pour toujours ! Et cela à quelques mois du jour où nous allions enfin nous marier… Je me suis demandé, pendant plusieurs jours, si je pourrais vivre… Et puis peu à peu, s’est installée en moi cette idée qu’elle aurait voulu que je vive pour mon pays et pour ses enfants, c’est-à-dire pour ce qu’elle aimait avec moi : elle aurait voulu que mon énergie s’accroisse au lieu de se diminuer. »