Reynaud va donc faire face, contre ce gouvernement Pétain-Laval qui est contraint, le samedi 29 juin, de quitter Bordeaux puisque la ville fait partie de la zone occupée par les Allemands. Les ministres s’installent d’abord à Clermont-Ferrand, non loin de la propriété que possède Laval à Châteldon.
Mais Clermont manque d’hôtels pour loger ministres, membres du cabinet, et toute cette faune qui gravite autour du pouvoir.
Baudouin, ministre des Affaires étrangères, campe dans un petit hôtel presque sordide, comprenant sept chambres en tout, sans électricité, et sans même le téléphone. On décide donc de gagner Vichy, où les palaces de cette ville d’eaux pourront accueillir le gouvernement et les parlementaires.
Car le but de Laval est clair : convoquer les deux Chambres, les réunir en « Congrès » et les contraindre à voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain pour élaborer une nouvelle constitution.
Pétain hésite. Que dira le président de la République ?
« Je me fais fort d’obtenir le plein accord de Lebrun à sa disparition », dit Laval.
Pétain hoche la tête, visage impassible. Mais Laval revient au bout d’une heure. Il s’est rendu à Royan où réside Albert Lebrun.
« Eh bien, monsieur le Maréchal, ça y est. »
« Le Maréchal regarde son interlocuteur avec un étonnement admiratif, note Baudouin. Pierre Laval affirme qu’il est certain du succès. Il hait la Chambre actuelle. Il méprise Albert Lebrun. Que le Maréchal laisse faire. Il répond du complet succès. »
« Alors, essayez », dit Pétain.
À Londres, de Gaulle a pressenti, analysé les intentions de Laval et de Pétain.
La signature de l’armistice devait nécessairement conduire à une capitulation politique. Désirer, accepter l’armistice avec Hitler, c’est aussi signer l’acte de décès de la République.
De Gaulle l’a dit avec force dès le mercredi 26 juin, répondant au discours de celui qu’il appelle avec déférence « Monsieur le maréchal Pétain » mais qu’il conteste avec une force implacable.
« Hier, j’ai entendu votre voix que je connais bien, et non sans émotion j’ai écouté ce que vous disiez aux Français pour justifier ce que vous avez fait.
« Monsieur le Maréchal, dans ces heures de honte et de colère pour la Patrie, il faut qu’une voix vous réponde. Ce soir, cette voix c’est la mienne. »
Il dénonce « un système militaire mauvais ». Or c’est Pétain qui a « présidé à notre organisation militaire ».
De Gaulle sait que des centaines de milliers de Français écoutent désormais Radio-Londres. Sa responsabilité est immense.
Il analyse les conditions imposées par l’ennemi : « Armistice déshonorant », s’exclame-t-il.
« La Patrie, le gouvernement, vous-même réduits à la servitude ! Ah, pour obtenir et accepter un pareil pacte d’asservissement on n’avait pas besoin de vous, monsieur le Maréchal, on n’avait pas besoin du vainqueur de Verdun ; n’importe qui aurait suffi.
« Et vous conviez la France livrée, la France pillée, la France asservie à reprendre son labeur, à se refaire, à se relever ! Mais dans quelle atmosphère, par quels moyens, au nom de quoi voulez-vous qu’elle se relève sous la botte allemande et l’escarpin italien ?
« Oui, la France se relèvera. Elle se relèvera dans la liberté. Elle se relèvera dans la victoire. Dans l’Empire, dans le monde, ici même des forces françaises se forment et s’organisent.
« Un jour viendra où nos armes… reviendront triomphantes sur le sol national.
« Alors oui, nous referons la France. »
De Gaulle vit ainsi des jours remplis de contradictions : il oscille de l’exaltation à la déception. Il reçoit une lettre de Jean Monnet qui considère que ce serait une grande faute de constituer en Angleterre une organisation qui pourrait apparaître en France comme une autorité créée à l’étranger, sous la protection de l’Angleterre… Ce n’est pas de Londres qu’en ces moments-ci peut partir l’effort de résurrection.
De Gaulle pense au contraire que c’est ici, en Angleterre, qu’il faut affirmer l’existence d’une France libre.
Il voit Londres s’engager avec une détermination totale pour résister à une invasion allemande.
Toutes les plaques signalétiques dans la campagne anglaise ont été changées de façon à empêcher les troupes ennemies, leurs parachutistes, de reconnaître leurs itinéraires ! Ce pays va se battre jusqu’au bout !
Et puis, il ne se passe pas de jour que des Français ne rejoignent l’Angleterre. Ainsi, 146 jeunes arrivent accompagnés de 75 officiers, presque tous aviateurs. Ils se sont embarqués à Saint-Jean-de-Luz sur des navires polonais.
Il y a dans les ports anglais dix-sept navires de guerre français.
Il vaudrait mieux qu’ils dépendent de moi, explique de Gaulle à Churchill. « Il est urgent de me donner les moyens de constituer une Légion française volontaire. »
Churchill le comprendra-t-il ?
Autour du Premier Ministre, au Foreign Office, on continue d’hésiter, on espère encore obtenir des garanties de Pétain concernant la flotte française.
Des officiers anglais expliquent aux soldats français qui arrivent en Angleterre que, s’ils rejoignent de Gaulle, ils seront considérés comme déserteurs et rebelles par leur gouvernement.
Mais ils peuvent s’engager dans les troupes anglaises ou canadiennes ! Ces Anglais interdisent aux envoyés de De Gaulle de venir exposer les buts de guerre du Général. Alors, troublés, ces soldats rejoignent la France.
C’est ce que fait la majorité des troupes du général Béthouart qui ont combattu en Norvège. Béthouart, camarade de De Gaulle à Saint-Cyr, choisit lui aussi le retour, même s’il en a les larmes aux yeux.
Le capitaine Kœnig, d’autres officiers, chasseurs alpins, et la plus grande partie des deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère – soit un total de 1 300 hommes – décident de poursuivre le combat.
Enfin, un officier supérieur, l’amiral Muselier – peu apprécié de ses pairs parce qu’il serait un amiral politique, un amiral « rouge » –, rejoint de Gaulle.
« Vous commanderez la marine et l’aviation dans la Légion que j’essaye de constituer », lui dit de Gaulle.
Des lointaines possessions africaines, des Antilles, du Pacifique, des officiers, des administrateurs, de simples citoyens, manifestent leur volonté de se rallier au général de Gaulle.
En cette fin juin, il décide de faire imprimer une affiche qui sera placardée sur les murs de Londres :
À tous les Français
La France a perdu une bataille !
Mais la France n’a pas perdu la guerre !
Des gouvernants de rencontre ont pu
capituler, cédant à la panique, oubliant
l’honneur, livrant le pays, à la servitude.
Cependant, rien n’est perdu ! […]
Voilà pourquoi je convie tous les
Français, où qu’ils se trouvent,
à s’unir à moi dans l’action, dans le
sacrifice et dans l’espérance !
Notre patrie est en péril de mort !
Luttons tous pour la sauver !
VIVE LA FRANCE !
Général de Gaulle
Il relit le texte. Il se sent porté par le grand souffle de l’Histoire quand, ce jeudi 27 juin, il est convoqué par Churchill au 10 Downing Street.
Churchill, le visage grave, l’accueille bras ouverts, disant d’une voix forte :
« Vous êtes tout seul, je le sais, eh bien, je vous reconnais tout seul. »