« Il cherche à expliquer plus qu’à entraîner, constate Yves Guéna, un autre jeune volontaire, camarade de Daniel Cordier. Le ton est exempt de toute familiarité, il n’y perce nul soupçon de complicité avec ceux qui sont là et qui épousent sa querelle, rien qui ressemble à “on les aura” ou à “je compte sur vous”. »
De Gaulle a parlé à l’Olympia Hall dans la matinée du samedi 6 juillet.
La veille, le vendredi 5 juillet, il a pris connaissance d’une dépêche qui annonce que le tribunal militaire de la 17e région a condamné le colonel de Gaulle à quatre ans de prison et cent francs d’amende pour refus d’obéissance.
Et le gouvernement de Pétain a décidé d’engager une nouvelle procédure, jugeant la peine trop légère.
De Gaulle froisse la dépêche, déclare : « Je tiens l’acte des hommes de Vichy comme nul et non avenu. Eux et moi, nous nous expliquerons après la victoire. »
Quelle victoire ?
En ce début du mois de juillet 1940, les « hommes de Vichy » sont persuadés que c’est déjà celle de l’Allemagne, qu’elle ne peut qu’être confirmée et renforcée.
Ce vendredi 5 juillet, Hitler a reçu à Berlin un accueil délirant.
Des millions d’Allemands se sont pressés depuis l’aube, pour offrir au Führer un triomphe impérial. On a répandu sur les chaussées, jusqu’à la Chancellerie du Reich, des pétales de rose. Les femmes sont au premier rang de la foule, difficilement maintenue par un service d’ordre débonnaire. Les visages sont extatiques, rayonnants d’enthousiasme et de ferveur.
Cependant, bien que porté par cette adhésion populaire, la plus grande que le Führer ait jamais suscitée, Hitler est hésitant.
Il voulait prononcer un grand discours dans lequel il se proposait de faire des offres de paix à l’Angleterre. Mais l’affaire de Mers el-Kébir montre que Churchill est implacable, d’une détermination d’airain. Ce n’est pas l’homme d’une paix de compromis.
Faut-il donc préparer le débarquement en Angleterre, écraser l’île sous les bombes, faire de Londres et des villes anglaises de nouveaux Varsovie ?
Hitler hésite.
Il ne comprend pas ces Anglais, confie-t-il à l’ambassadeur italien à Berlin, Dino Alfieri :
« Je ne peux concevoir qu’une seule personne en Angleterre croie encore sérieusement à la victoire », dit Hitler.
Mais il y a eu Mers el-Kébir !
Le haut commandement de la Wehrmacht – OKW – rapporte :
« Le Führer et commandant suprême décide :
« Qu’un débarquement en Angleterre est possible, à condition que la supériorité aérienne puisse être réalisée et certaines autres conditions remplies. La date n’est pas encore décidée… Tous les préparatifs doivent être entrepris sur la base que l’invasion est seulement un projet et n’a pas encore été décidée. »
« Hitler est plutôt enclin à continuer la lutte et à déchaîner une tempête d’acier sur les Anglais. Mais la décision finale n’a pas été prise et c’est pour cette raison qu’il retarde son discours dont, il le dit lui-même, il veut peser chaque mot. »
En France, que ce soit dans la « zone occupée », sous la responsabilité directe des autorités militaires allemandes, ou en « zone libre », où le pouvoir est entre les mains du gouvernement Pétain-Laval, on ignore les incertitudes de Hitler. L’Allemagne est victorieuse, la France vaincue : les jeux sont faits.
À Paris, les dirigeants communistes sont toujours en contact avec Otto Abetz et les services allemands, afin d’obtenir le droit de reparution pour leurs journaux, L’Humanité et Le Soir.
Les Allemands jouent leur partie. Ils cherchent à troubler l’opinion.
Ils ont même organisé la libération de 400 prisonniers politiques détenus à Fresnes, pour l’essentiel des communistes.
« Messieurs, vous avez défendu la paix, leur a dit l’officier de la Wehrmacht qui les a rassemblés dans le hall de la prison. Vous avez lutté pour empêcher que votre pays ne soit entraîné dans la guerre voulue par les capitalistes anglais et les Juifs. D’ordre du Führer, vous êtes libres, vous pourrez quitter la prison dès demain. »
Ces libérations commencées dès la fin juin se poursuivent en juillet.
Et parfois la police française se saisit de nouveau de ces communistes et les réemprisonne !
Cette situation ambiguë, mouvante, achève de troubler l’opinion, de la désarmer. Elle ne saisit pas ce qui se trame.
À Vichy, le climat est pour d’autres raisons tout aussi délétère.
Pierre Laval règne, une éternelle cigarette à la bouche, marchant légèrement courbé.
C’est le « maquignon des hommes ». Il flatte, menace, corrompt, surveille son « monde ». « Tout est noir en lui, note un témoin, costume, visage, âme ; la seule tache blanche est celle de sa cravate. »
En ville, la peur augmente chaque jour. On a peur des bandes de Doriot qui insultent, bousculent les parlementaires. Les soldats de Weygand sont à Clermont-Ferrand, les Allemands à Moulins.
On le couvre d’injures. C’est « le Juif », le responsable de la guerre, le président haï du Front populaire.
La lâcheté est une gangrène que la peur suscite.
Les grands parlementaires – Mandel, Jean Zay, Daladier, Mendès France – sont retenus à Alger. Paul Reynaud n’arrive que le lundi 8 juillet à Vichy.
Les parlementaires, sénateurs et députés, apeurés, n’ont plus de repères. Nombre d’entre eux sont des anciens combattants de 14-18 : ils font confiance à Pétain. Ils se méfient de Laval, mais que faire ? Ils sont divisés. Deux socialistes font même partie du gouvernement Pétain !
Blum écrit : « J’ai vu là pendant deux jours des hommes s’altérer, se corrompre comme à vue d’œil, comme si on les avait plongés dans un bain toxique. Ce qui agissait c’était la peur… C’était vraiment un marécage humain dans lequel on voyait, je le répète, à vue d’œil se dissoudre, se corroder, disparaître tout ce qu’on avait connu à certains hommes de courage et de droiture. »
Laval, dans ce cloaque, manœuvre, usant de la force, de la peur, du désarroi, isolant ceux des sénateurs et des députés qui lui résistent.
Quand, le vendredi 5 juillet, 25 sénateurs anciens combattants veulent remettre à Pétain un contre-projet de constitution, ils doivent attendre un jour et demi, alors que le temps est compté puisque la réunion du Congrès est fixée au mercredi 10 juillet.
Ils remettent leur texte au Maréchal le dimanche 7 juillet. Pétain donne son approbation puis ajoute qu’il leur faudra convaincre Pierre Laval « qui pour cette mission est l’avocat du gouvernement ».
Pétain n’ignore pas que Laval va refuser, ce qu’il fait en effet avec arrogance et impatience.
Laval s’exprime avec la même insolence devant les députés réunis dans l’après-midi du vendredi 5 juillet.
La salle du casino a été aménagée de manière à évoquer l’hémicycle du Palais-Bourbon. Elle n’en est que la caricature dérisoire, un mauvais décor, avec ce premier rang de fauteuils d’orchestre réservé aux membres du gouvernement.