Laval, la tête enfoncée dans les épaules, écoute les députés, perplexes.
« Pourquoi changer la forme du gouvernement ? interroge Marcel Héraud, député du 6e arrondissement de Paris. Si la République a perdu une guerre, n’oublions pas qu’elle en a gagné une autre… Nos malheurs, c’est aux hommes qu’il faut les attribuer, plus qu’au régime républicain. »
C’est à Héraud que répond Laval, négligeant les autres députés qui sont intervenus.
Il est violent, véhément, emporté par sa rancœur, son mépris de l’institution parlementaire, sa haine de la République.
C’est le moment qu’il attend depuis une décennie, ces années trente, quand il avait élaboré une politique étrangère d’alliance avec l’Italie fasciste.
Ce vendredi 5 juillet 1940, à Vichy, dans cette salle de casino, c’est la revanche des années 1934-1936.
« Nous venons de vivre des années où il importait peu de dire d’un homme qu’il était voleur, escroc, souteneur, voire assassin, martèle Laval. Mais si on disait de lui “c’est un fasciste”, alors le pire qualificatif lui était décerné ! Nous payons aujourd’hui le fétichisme qui nous a enchaînés à la démocratie en nous livrant aux pires excès du capitalisme alors qu’autour de nous, l’Europe forgeait, sans nous, un monde nouveau qu’animeraient des principes nouveaux… »
Laval avec une violence méprisante continue de s’adresser à Héraud :
« Vous avez fait un discours, un beau discours… Alors vous vous imaginez que nous avons encore le temps d’écouter des discours ? Vous vous trompez ! C’est fini les discours. Nous ne sommes pas ici, vous, pour les prononcer, nous, pour les entendre ! Nous avons à rebâtir la France ! »
Le silence dans la salle du casino est dense, comme si chacun des parlementaires se terrait, terrifié devant cet homme noir qui tombe le masque, qui dit :
« Nous voulons détruire la totalité de ce qui est. Ensuite, cette destruction accomplie, créer autre chose qui soit entièrement différent de ce qui a été, de ce qui est. »
Il se sent fort. Il attend ce moment depuis si longtemps, qu’il poursuit sur le même ton violent, comme s’il voulait par ses propos extrêmes débusquer ses adversaires, les forcer à l’affronter.
Il lance un véritable ultimatum. Il veut une reddition. Le temps des demi-mesures prudentes est achevé.
« De deux choses l’une. Ou bien vous acceptez ce que nous vous demandons et vous vous alignez sur la Constitution allemande ou italienne ; ou bien Hitler vous l’imposera ! »
Du chantage à la peur ? Pourquoi pas ! Il méprise trop ces « démocrates » pour les ménager.
« Désormais… il n’y aura qu’un seul parti, celui de tous les Français, un parti national qui fournira les cadres de l’activité nationale. »
Il reprend son souffle. Il a dévoilé son projet. Les parlementaires n’ont même pas osé l’interrompre, hurler alors qu’il annonçait la mort de la République, et la naissance d’un État prenant pour modèle le nazisme et le fascisme !
Maintenant qu’ils sont soumis, tétanisés, il peut les voir individuellement, les cajoler. Ils sont devenus des animaux domestiques.
Il éprouve à les flatter, après les avoir fustigés, une jouissance profonde.
Ces députés, ces républicains, vont voter le 10 juillet leur propre mort et celle du régime dont ils ont tant chanté les vertus.
Et que cette Chambre soit celle du Front populaire ajoute un plaisir savoureux à cette victoire politique dont il ne doute pas.
De Gaulle a lu les dépêches qui rapportent les propos de Pierre Laval. Au moins ce « maquignon des hommes » a-t-il eu le cynisme d’afficher son programme politique !
Il veut que la France devienne l’une des provinces de l’Europe nazie. Et ce n’est pas seulement la République qui doit disparaître, mais la nation elle-même ! Le gouvernement Pétain désignera bientôt son ambassadeur à Paris.
Peut-on imaginer plus grande humiliation et plus honteuse vilenie ?
Quelles que soient la cruauté de « l’affreuse canonnade d’Oran » et les souffrances qu’elle a engendrées – 1 297 morts ! –, le choix est clair et le lundi 8 juillet 1940, de Gaulle parle à la BBC.
Il s’était exprimé le mardi 2 juillet. Il avait dit : « L’âme de la France est avec ceux qui continuent le combat. » Mais le drame de Mers el-Kébir n’avait pas encore eu lieu.
Ce lundi 8 juillet, il faut l’affronter.
« J’en parlerai nettement, sans détour, car dans un drame où chaque peuple joue sa vie, il faut que les hommes de cœur aient le courage de voir les choses en face et de les dire avec franchise », commence-t-il.
Il dit sa « douleur », sa « colère » devant ce « drame déplorable et détestable ».
Mais « j’aime mieux savoir, même le Dunkerque, notre beau, notre cher, notre puissant Dunkerque échoué devant Mers el-Kébir, que de le voir un jour, monté par des Allemands, bombarder des ports anglais ou bien Alger, Casablanca, Dakar.
« En amenant cette canonnade fratricide, puis en cherchant à détourner contre des alliés trahis l’irritation des Français, le gouvernement qui fut à Bordeaux est dans son rôle, dans son rôle de servitude…
« Les Français dignes de ce nom ne peuvent méconnaître que la défaite anglaise scellerait pour toujours leur asservissement… Nos deux grands peuples demeurent liés l’un à l’autre. Ils succomberont tous les deux ou bien ils gagneront ensemble.
« … Quant à ceux des Français qui demeurent encore libres d’agir suivant l’honneur et l’intérêt de la France, je déclare en leur nom qu’ils ont, une fois pour toutes, pris leur dure résolution.
« Ils ont pris, une fois pour toutes, la résolution de combattre. »
Ce lundi 8 juillet 1940, à l’Olympia Hall, Daniel Cordier et ses camarades écoutent ce discours de De Gaulle, sur un poste de TSF que Cordier vient d’acheter.
Cordier, au fur et à mesure que les phrases se déroulent, « admire l’audace de cet homme qui exprime sans concession, non pas notre réaction passionnelle mais le point de vue de la France. Sa parole ne traduit pas une opinion mais une politique… Je suis bouleversé par ce discours. L’exposé sans chaleur qui m’a tant choqué lors de sa venue parmi nous le samedi 6 juillet prend, à la lumière de la tragédie de Mers el-Kébir, une grandeur digne du langage de la France. »
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C’est la fin de la journée du lundi 8 juillet 1940. Il va être 21 heures, le crépuscule étire, au-dessus de Vichy, ses voiles rouges.
Des gardes mobiles, casqués, baïonnette au canon de leurs mousquetons, montent la garde autour de l’hôtel du Parc où va se tenir le Conseil des ministres, le dernier de la IIIe République, espère Pierre Laval.
Il vient encore de répéter à des députés et à des sénateurs ce qu’il a martelé toute la journée.
« La démocratie parlementaire a perdu la guerre. Elle doit disparaître pour céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social. »
Et quand il a rencontré des résistances, il a fixé ses contradicteurs de ses yeux mi-clos qui font dire à ses adversaires qu’il a le visage d’un Mongol, et il a dit :
« Si les Assemblées ne comprennent pas leur devoir, gare au coup d’État militaire ! Je vous mets en garde, on nous guette ! »
Il veut créer un climat de peur, terroriser les parlementaires.
Dans les réunions qui se sont tenues toute la journée, ses partisans ont pris à partie les élus réticents. On les a houspillés, insultés.