Laval ?
Pétain fait une moue dédaigneuse et dit :
« Avez-vous vu comme M. Laval me souffle dans le nez la fumée de ses cigarettes, comme il est sale ? Il me dégoûte et me fait horreur. »
En fait, Pétain, vieux militaire, aspire à gouverner seul, tel un autocrate, que sa surdité isole, qui n’entend pas dans le brouhaha d’un débat.
« Dans le gouvernement de Paul Reynaud nous étions plus de vingt, je n’y entendais rien, confie-t-il. Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une douzaine et c’est déjà beaucoup mieux ; demain que je réduise à cinq, six, et ce sera tout à fait bien…
« Il faudrait que je puisse commander à trois hommes, qui commanderaient à quinze, lesquels commanderaient à cent. Et ainsi de suite la pyramide. »
Comment un tel pouvoir, s’exerçant sur à peine les deux cinquièmes du territoire national, pourrait-il faire jeu égal avec la machine militaire allemande ? Celle-ci met en place toute une bureaucratie qui organise le pillage systématique des biens de toutes sortes.
D’autres bureaux s’occupent de susciter des « partis » politiques en finançant ces formations dévouées à la « collaboration ».
Des services doublent et gèrent les administrations françaises : ainsi, les voies ferrées sont surveillées par un personnel allemand. Dans les prisons, des « quartiers » sont administrés par les Allemands.
Tout le pays – y compris la zone libre – est enserré dans un réseau policier, dans la trame des services de renseignements : Gestapo, Abwehr (sécurité militaire).
L’ambassadeur allemand Otto Abetz, qui s’installe à Paris dans les heures qui suivent l’occupation de la capitale, a tissé, dès les années trente, des liens nombreux avec les milieux politiques français. Il œuvrait dans le cadre de l’amitié franco-allemande.
Il a été expulsé par le gouvernement français en juin 1940.
« L’intérêt du Reich, écrit-il, exige d’une part le maintien de la France dans un état de faiblesse intérieure et d’autre part son éloignement des puissances étrangères ennemies du Reich…
« Tout doit être entrepris du côté allemand pour amener la désunion intérieure et l’affaiblissement de la France.
« Le Reich n’a donc aucun intérêt à soutenir les vraies forces populaires ou nationales en France.
« Au contraire, il faut appuyer les forces propres à créer les discordes ; ce seront tantôt les éléments de gauche, tantôt les éléments de droite. »
Et des Français se précipitent à l’ambassade allemande : communistes qui souhaitent la reparution de leurs journaux, anciens socialistes pacifistes et proallemands, tel Marcel Déat, ou militants du parti de Jacques Doriot.
Et Abetz se montre généreux.
La corruption est un ressort majeur de la politique nazie.
Ainsi, c’est un pouvoir totalitaire qui étend son emprise sur la zone occupée d’abord, mais dont les ramifications pénètrent peu à peu la zone libre.
Des agents de la Gestapo la sillonnent, se font livrer par Vichy des réfugiés allemands, personnalités ou simples engagés dans la Légion étrangère française et dont on imagine le sort.
La population de la zone libre n’est pas consciente de cette réalité. Elle célèbre le culte de Pétain. Elle imagine que la politique du Maréchal la protège.
Or Vichy, dès le mardi 16 juillet, publie un décret qui déchoit de leur nationalité française des Juifs trop récemment naturalisés. Et des lois antisémites discriminatoires commencent à être élaborées.
Dans la zone occupée, même si on continue de côtoyer sans agressivité ces Allemands qui sont « corrects », qui « occupent » la terrasse du Café de la Paix et les fauteuils des music-halls, on sent peser la toute-puissante présence allemande.
Les horloges sont réglées sur celles d’Europe centrale. C’est l’« heure allemande », deux heures de retard par rapport au soleil, « il semble que Paris ait été transporté sous le cercle polaire ».
Le black-out, très strict, l’interdiction de circuler après 23 heures, créent un climat de peur, d’angoisse.
Chaque jour, les Allemands défilent le long des Champs-Élysées ou dans la rue de Rivoli.
Des motocyclistes précédant les troupes font le vide, obligent les véhicules à stopper. Dans de nombreuses rues – et très souvent au centre de la capitale –, flottent des drapeaux à croix gammée, signalant les bâtiments occupés par les Allemands. Les théâtres – l’Empire, avenue de Wagram, le Palais de Chaillot – sont réquisitionnés et arborent l’oriflamme nazie.
Les Parisiens subissent, souvent fascinés par cet « ordre » allemand, la perfection de la parade avec cet officier qui, sabre au clair, caracole devant la garde du drapeau. Puis les Français se détournent, humiliés, avec un sentiment diffus de désespoir et de révolte.
Ils font la queue devant les boutiques. La nourriture est rare, souvent vendue sous le manteau, hors de prix, « au marché noir » qui s’installe dès ce mois de juillet 1940.
Les rations alimentaires sont maigres. Un système de « cartes d’alimentation » se met en place, donnant droit à 250 grammes de pain et 15 grammes de matière grasse par jour, 150 grammes de viande et 40 grammes de fromage par semaine, et 500 grammes de sucre par mois.
La recherche de produits alimentaires devient une obsession.
Cependant, les « restaurants de grande classe, note un journaliste, offrent des menus abondants et variés. Mais ils sont fréquentés presque exclusivement par des officiers allemands. Dans celui où j’ai déjeuné pour une cinquantaine de francs, j’étais le seul Français… Vers la fin de l’après-midi, je me suis rendu chez Maxim’s, au Colisée et au Fouquet’s. Ces cafés très parisiens étaient le rendez-vous de ce qu’il y a de plus haut gradé dans la garnison allemande d’occupation : des commandants, des colonels, des généraux… L’élément féminin habituel ne manquait pas… J’ai éprouvé une certaine surprise en voyant avenue des Champs-Élysées un car plein de touristes allemands, hommes et femmes. Déjà les “excursions à Paris” avaient commencé. Les agences allemandes de voyages ne perdent pas de temps ».
Le reportage est publié le samedi 13 juillet dans L’Illustration.
Certains Parisiens que révolte ce que l’un d’eux appelle « l’atroce spectacle de cette lâcheté et de cet égarement » couvrent de graffitis les affiches allemandes au risque de leur vie.
Le journaliste Jean Texcier commence à écrire le dimanche 14 juillet ses Conseils à l’Occupé, riposte spontanée qui marque la naissance de la presse clandestine puisque ces Conseils seront imprimés, diffusés.
« Fais-en des copies que tes amis copieront à leur tour. » Bonne occupation pour des occupés.
« Étale une belle indifférence mais entretiens secrètement ta colère. Elle pourra servir. »
« Depuis que tu es occupé, ils paradent en ton déshonneur. Resteras-tu à les contempler ? Intéresse-toi plutôt aux étalages. C’est bien plus émouvant car au train où ils emplissent leurs camions tu ne trouveras bientôt plus rien à acheter… »
« Les quotidiens de Paris ne sont même plus pensés en français, écoute la radio anglaise… »