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Il faudra prendre pied en Syrie, au Liban, dans tous les territoires restés aux mains des hommes de Vichy. Et de Gaulle sait bien que les Anglais se satisfont de cette situation, pensant rafler la mise coloniale à une France divisée et affaiblie.

Car la « Grande Alliance » qui se dessine est pleine d’arrière-pensées et d’appétits.

Londres soutient de Gaulle et lorgne l’Empire français. Washington soutient Londres, et veut en faire une vassale plutôt qu’une égale.

Quant à Staline, s’il est contraint d’entrer dans la guerre, ce sera avec l’ambition d’atteindre les objectifs de la Russie impériale : les mers chaudes du Sud, la Baltique au nord, et l’influence dans les Balkans et en Europe centrale.

Et l’on se bat déjà dans toutes ces régions, où le grand acteur allemand n’est pas encore intervenu.

Ce sont les Italiens, en dépit des réticences de Hitler, qui ont envahi la Grèce avant d’être refoulés. En Afrique, leurs troupes, à partir de la Libye et de la Cyrénaïque, puis de l’Éthiopie, ont avancé vers l’Égypte, mais les contre-offensives anglaises les ont défaites. Plus de cent mille soldats italiens ont levé les bras après avoir abandonné leurs armes ! Que va faire l’Allemagne ? Intervenir pour sauver son allié, mais quand ?

Or la France est déjà là, derrière les drapeaux des Forces françaises libres, quelques milliers d’hommes – et souvent seulement quelques centaines – en Érythrée, en Libye, en Égypte.

La France Libre n’existe que si elle se bat, que si son drapeau à croix de Lorraine flotte sur tous les champs de bataille. Contribution symbolique ? Et même si ce n’était que cela ?

L’Histoire est faite de symboles.

De Gaulle s’est rendu à Plymouth et à Portsmouth afin d’inspecter les goélettes, Étoile et Belle-Poule, sur lesquelles ces élèves officiers des Forces navales françaises libres apprennent l’art de la navigation.

Parmi ces jeunes hommes, il y a Philippe, son fils.

L’air froid, salé, fait voleter les cols marins, les pavillons à la croix de Lorraine. Les clairons sonnent. De Gaulle s’adresse à ces jeunes hommes, sans regarder Philippe, mais c’est à lui qu’il parle.

Il dit à l’amiral Muselier, l’un des rares officiers qui l’aient rejoint :

« Ce début de regroupement de la marine française dans la guerre vous fait grand honneur, je vous en félicite. »

Mais il se souvient de Mers el-Kébir, de l’impitoyable logique britannique qui, le 3 juillet 1940, fit bombarder et détruire la flotte française ancrée dans la rade d’Oran, impuissante.

De Gaulle sait qu’il ne faut jamais oublier que « les Anglais sont des alliés vaillants et solides mais bien fatigants ».

Leurs agents agissent en France sans en avertir les résistants et les envoyés de la France Libre.

Il y a rivalité entre les services secrets britanniques et ceux de la France Libre, dirigés par le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA).

Et de même, les Anglais conservent pour eux seuls la maîtrise des informations obtenues en décryptant les messages secrets allemands grâce à une machine à crypter et à décrypter – Enigma – mise au point essentiellement par des Français et des Polonais, et utilisée par les services de renseignements de l’armée française, fidèles à Pétain mais anti-allemands…

Il faut veiller à chaque seconde aux intérêts de la France, arracher l’appui des Anglais et les empêcher d’empiéter sur les prérogatives de la France Libre, c’est-à-dire de la France.

La souveraineté française, « ce doit être mon obsession ».

À peine a-t-il le temps de donner de ses nouvelles à Yvonne. Il n’est rentré d’un périple de deux mois en Afrique qu’en novembre 1940. Et aussitôt, ç’a été une « terrible bousculade ».

« Ma chère petite femme chérie, écrit-il à son épouse.

« À Portsmouth, j’ai vu notre Philippe. Il était très bien. On l’avait mis comme l’homme de droite [le plus grand] de la garde d’honneur qui me présentait les armes sur le Président-Théodore-Tissier [le navire-école].

« J’ai pu lui parler ensuite quelques minutes. L’école m’a fait bon effet. Le milieu est bon et je vois que Philippe y réussit. C’est tout de même un choix hasardeux que d’entrer en ce moment dans la marine française ! Mais quoi ? Que ferait-il de mieux ? »

Il écrit un mot à Philippe :

« Ton papa ne t’oublie certes pas et je pense souvent à la vie courageuse et intéressante dans laquelle tu t’es engagé… Je crois que l’équivoque Pétain-Vichy est en train de se dissiper… Bientôt les fantômes et les rêves auront disparu et l’on verra partout, même en Angleterre, qu’entre la France vraie et nous, les “gaullistes”, il n’y a que l’ennemi… »

Il est en effet persuadé, ces derniers jours du mois de décembre 1940, que la logique de la guerre va, en 1941, obliger chacun à choisir.

Il l’a écrit à Philippe, il le dit devant le micro de la radio de Londres, le samedi 28 décembre.

Les mots – les mêmes que ceux qui ont jailli de sa plume lorsqu’il s’adressait à son fils – il les martèle, sachant que des millions de Français les écoutent.

Des rapports transmis de France par les agents de renseignements assurent que les rues et les lieux publics se vident à l’heure des émissions de la BBC Les Français parlent aux Français.

« L’affreuse équivoque dans laquelle les conditions de l’armistice ont plongé la France est en train de prendre fin, dit-il le samedi 28 décembre.

« L’apparence de souveraineté dont se targuaient les responsables de la capitulation croule à son tour dans la honte et dans la panique.

« Derrière les débris du décor, la nation voit la réalité. La réalité, c’est l’ennemi. »

Sa voix tremble. Ce bilan de l’année 1940, cette espérance pour l’année 1941, c’est le bilan de sa vie.

« Nous avons, nous les Français Libres, le droit et le devoir de parler ferme et de parler haut. Nous en avons le droit, parce qu’un millier de nos soldats, de nos marins, de nos aviateurs, sont morts pour la France depuis l’armistice.

« L’ennemi est l’ennemi, poursuit-il, l’armée française a perdu une grande bataille, la France, elle, n’a pas perdu la guerre. »

Il hausse encore la voix, car il veut que sa certitude, son analyse, sa prévision aient la force d’une prophétie :

« Car cette guerre est une guerre mondiale. Si l’ennemi a pu d’abord remporter des victoires, il n’a pas gagné, il le sait bien. Déjà de durs revers le frappent. Et dans le monde entier des forces immenses se lèvent pour l’écraser.

« Nous proclamons que dans cette guerre mondiale la France doit jouer un rôle décisif. Notre Empire est intact. »

Il s’adresse à ces généraux, ces officiers fidèles encore à Vichy.

« Nous proclamons que tous les chefs français, quelles qu’aient pu être leurs fautes, qui décideront de tirer l’épée qu’ils ont remise au fourreau nous trouveront à leurs côtés, sans exclusive et sans ambition. »

Entendront-ils cet appel, les généraux qui régnent sur l’Afrique du Nord, le Sahara, le Sénégal, et ceux qui commandent à Beyrouth et à Damas ?

Il n’a pas d’illusions sur le jeu anglais.

On lui a rapporté le mot de Halifax, qui exprime la position du Foreign Office :

« Pourvu que l’Empire français reste sainement antiallemand et anti-italien, et agisse en conséquence, peu importe que ce soit avec de Gaulle ou avec des chefs qui ne veulent pas rompre avec Vichy. »