C’est le moyen pour Londres – au-delà du froid réalisme – de limiter la souveraineté de la France Libre, c’est-à-dire celle de la France, et de garder ouvertes toutes les hypothèses politiques. De Gaulle ou Pétain ? Tel ou tel militaire ? L’amiral Darlan ou le général Weygand ?
Londres choisira d’aider celui qui sera le moins intransigeant sur les droits et la souveraineté de la France.
Selon de Gaulle, il faut donc que toute la France se rassemble derrière lui, non pour satisfaire une ambition politique personnelle. Sa vie ne compte pas.
Mais l’indépendance et la souveraineté de la France se traduisent, compte tenu des circonstances, par de Gaulle et la France Libre.
Ce mercredi 1er janvier 1941, de Gaulle attend une réponse de la France.
Dès le lundi 23 décembre, puis de nouveau le samedi 28 et encore hier soir, mardi 31 décembre 1940, il a demandé aux Français « d’observer l’Heure d’Espérance, en s’abstenant de paraître au-dehors, de 14 heures à 15 heures pour la France non occupée, de 15 heures à 16 heures pour la France occupée.
« En faisant pendant ces soixante minutes le vide dans les rues de nos villes et de nos villages, tous les Français montreront à l’ennemi qu’ils le tiennent pour l’ennemi.
« Par cet immense plébiscite du silence, la France fera connaître au monde qu’elle ne voit son avenir que dans la liberté, sa grandeur que dans l’indépendance, son salut que dans la victoire ».
Les heures de ce mercredi 1er janvier 1941 s’écoulent trop lentement.
De Gaulle marche dans le parc d’Ellesmere. Il s’arrête au bord du petit étang. Et tout à coup, l’angoisse le saisit : Anne, la pauvre petite, pourrait échapper à la surveillance de sa mère, de Marguerite Potel qui s’occupe d’elle, et se noyer dans ce minuscule plan d’eau.
C’est comme si l’anxiété, au-delà de la raison, avait trouvé le moyen de s’exprimer.
Il pense à ce premier fusillé de Paris, Jacques Bonsergent, exécuté dans le fort de Vincennes, le lundi 23 décembre.
Il pense au commandant d’Estienne d’Orves qui a débarqué le 24 décembre de Bretagne avec son radio, Marty, pour une mission de renseignement.
De Gaulle et le BCRA ont tenté de dissuader l’officier de marine tant l’entreprise était périlleuse.
Mais le 25 décembre, jour de Noël, d’Estienne d’Orves a établi sa première liaison et annoncé qu’il partait pour Paris.
« Que de vies qui s’offrent ! Que de vies que la guerre va trancher ! »
La journée du mercredi 1er janvier 1941 s’achève et ce n’est que dans la nuit, puis les jours suivants, que les renseignements affluent de France.
Les rues se sont vidées, le mercredi 1er janvier. Un témoin raconte ce qu’il a vu à Quimper :
« À trois heures moins le quart, les promeneurs se pressent en foule dans toutes les rues. À trois heures moins cinq, il n’y a plus personne et derrière les fenêtres du rez-de-chaussée, de part et d’autre de la rue, des gens font signe aux promeneurs attardés de se hâter et leur montrent l’heure. Après trois heures, les invitations se font plus pressantes et les gestes deviennent menaçants…
« Et à quatre heures, comme à la sortie d’une classe, la foule se précipite en riant et se bousculant de joie dans les rues… »
« Désormais, il est prouvé que ceux qui parlent au nom de la France écrasée et bâillonnée, ce ne sont ni les infâmes journaux, ni les postes de radio contrôlés par l’envahisseur, ni les ministres qui, à Vichy, se disputent les apparences du pouvoir.
« Ceux qui parlent au nom de la France, ce sont les Français Libres. »
Ainsi s’exprime de Gaulle, le jeudi 9 janvier 1941.
Il sait que les résistants qui agissent en France, au péril de leur vie, trouvent que ce « plébiscite du silence » est une manifestation bien passive.
Mais c’est une manière d’exprimer qu’il existe une autre voie que celle de l’abandon et du désespoir.
Que la France n’est pas représentée par les collaborateurs qui acceptent que les Allemands raflent dans la zone occupée des jeunes hommes, pour compléter les convois d’« ouvriers volontaires » au travail en Allemagne.
Que la France n’est pas représentée par les ministres de Vichy qui livrent aux Allemands des antinazis qui ont fui le régime de Hitler et ont cru trouver le salut en France.
Ce sont ces refus que manifestait le plébiscite du silence.
Le 1er janvier 1941 est bien l’« heure d’espérance ».
PREMIÈRE PARTIE
Janvier
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22 juin 1941
« Je suis sûr que nous allons gagner la guerre, même si je ne vois pas encore très bien comment. »
Winston CHURCHILL
aux maréchaux de l’air Portal et Dowding
fin décembre 1940
« Il faut résoudre tous les problèmes de l’Europe continentale en 1941 parce qu’à partir de 1942 les États-Unis seront prêts à faire la guerre. »
Adolf HITLER
au général Jodl
17 décembre 1940
« Nous devons être le grand arsenal de la démocratie… »
Franklin D. ROOSEVELT
28 décembre 1940
1.
En ce début du mois de janvier 1941, Winston Churchill, tête nue, dents serrées sur son cigare, marche lentement parmi les ruines.
De la cathédrale de Coventry ne se dressent plus que quelques pans de mur, vestiges d’un autre temps.
Winston Churchill s’attarde, dit aux maréchaux de l’air Portal et Dowding :
« Je suis sûr que nous allons gagner la guerre, même si je ne vois pas encore très bien comment. »
Dans les rues de Londres dont il ne reste dans certains quartiers populaires que des amoncellements de pierres, que fouillent les habitants à la recherche des souvenirs de leur vie détruite, Churchill répète ce qu’il martèle dans chacun de ses discours :
« Quoi qu’il arrive, l’Angleterre ira jusqu’au bout, dût-elle le faire absolument seule. »
Une petite foule l’entoure, l’applaudit, l’encourage et, à son secrétaire Coville, Churchill, mâchonnant son cigare, murmure qu’il ne comprend pas pourquoi il conserve une telle popularité. Après tout, maugrée-t-il, depuis son accession au pouvoir, tout a mal tourné et il n’a eu que des désastres à annoncer.
Puis lançant sa canne en avant, marchant d’un pas rapide, il marmonne :
« London can take it », Londres peut encaisser ça.
Le Blitz n’a pas brisé la volonté de la population, même si dans les quartiers populaires de l’East End les critiques, le défaitisme, l’antisémitisme fusent mais s’effacent vite lorsqu’on apprend qu’une bombe est tombée dans la cuisine du Premier Ministre, 10, Downing Street, que Buckingham Palace et le West End sont à leur tour touchés.
« Londres ressemble à un gigantesque animal préhistorique, dit Churchill, capable de recevoir sans broncher des coups terribles et qui, mutilé, saignant par mille blessures, persiste cependant à se mouvoir et à vivre. »
La bataille d’Angleterre, en dépit de l’acharnement quotidien et nocturne de la Luftwaffe, est donc gagnée par les Anglais.
Même si Churchill – nom de code pour ses déplacements : colonel Warden – peut chaque jour mesurer le saccage que réalisent les bombardiers allemands.