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En janvier 1941, à Bristol, où Churchill doit décerner à l’ambassadeur des États-Unis et au Premier ministre australien deux doctorats honoris causa, la ville a été éventrée dans la nuit précédant la cérémonie. Et Churchill remet les doctorats, au milieu des ruines, devant des autorités qui, en uniforme de défense passive, viennent de participer aux secours.

Churchill paraît encore plus déterminé en ces circonstances. On a gagné la bataille d’Angleterre !

Il décrète qu’on doit livrer et gagner ce qu’il appelle la bataille de l’Atlantique contre les meutes de sous-marins de l’amiral Dönitz, qui attaquent les convois la nuit, coulant durant les deux premiers mois de 1941 640 000 tonnes de navires alliés. Or il faut à la Grande-Bretagne pour survivre importer 33 millions de tonnes par mois.

Churchill suit chaque jour l’évolution de cette bataille. Il connaît par cœur le chiffre des pertes. Il interroge les amiraux – Pound, Cunningham – qu’il appelle ses daily prayers.

Il les écoute, s’éloigne tête baissée en murmurant : « C’est terrifiant. »

« Ce danger mortel qui menace nos communications vitales me ronge les entrailles, dit-il. Combien je préférerais une invasion sur une grande échelle à ce péril insondable et impalpable. »

Il pense à ces navires torpillés qui deviennent des brasiers, à ces milliers de marins, noyés, asphyxiés par le mazout.

C’est la « mer cruelle ».

« Nous devons donner une priorité absolue à cette affaire », dit-il à l’amiral Pound.

Il veut tout contrôler. Il préside le Comité pour la bataille de l’Atlantique qu’il vient de créer.

Il rédige un document en treize points qui définit les buts, les moyens de cette lutte pour la survie. Car la guerre peut être perdue sur mer.

Le document Battle of the Atlantic Directive est achevé le 6 mars 1941.

Désormais, les sous-marins de l’amiral Dönitz, les cuirassés et les croiseurs de l’amiral Raeder (le Bismarck, le Tirpitz, le Scharnhorst, le Gneisenau) vont être les uns et les autres traqués, refoulés.

Churchill, Premier Ministre, mais ancien Premier lord de l’Amirauté, y veillera chaque jour.

La bataille de l’Atlantique doit être gagnée comme l’a été la bataille d’Angleterre.

C’est une guerre sans haine que mène Churchill. Il n’en abandonne jamais la direction. Il dicte jusqu’à l’aube. Il reçoit des visiteurs, lit des rapports toute la nuit.

Il est soit à Downing Street, soit dans les appartements et les bureaux souterrains qui ont été aménagés à Storey’s Gate. Il passe les week-ends non plus dans sa propriété de Chartwell mais aux Chequers.

Il arrive le vendredi dans cette résidence du Premier Ministre avec une vingtaine de personnes – secrétaires, valet, chauffeurs, policiers, projectionnistes, assistants, membres de son cabinet, visiteurs.

Il épuise à la tâche son entourage. Il fume ses énormes cigares, il boit, infatigable.

Churchill se meut, à l’aise, avec une sorte de jubilation intellectuelle, dans cette guerre qui chaque jour gagne de nouveaux espaces.

Cyrénaïque, Libye, déserts, Égypte, Érythrée, Somalie, Éthiopie, et bientôt les Balkans, la Grèce, la Crète : tous ces lieux parlent à sa mémoire d’homme de culture classique, pour qui la Méditerranée a été – est encore – le centre de la civilisation.

Le 5 janvier 1941, il célèbre la victoire des troupes du général Wavell, qui viennent de mettre en déroute l’armée italienne en s’emparant de Bardia.

Il ordonne qu’on chasse les Italiens de toute la Cyrénaïque, qu’on encercle et prenne Tobrouk, puis il change d’avis, craignant une intervention allemande en Grèce au secours des troupes italiennes menacées.

Il explique à Wavell que « le soutien à la Grèce doit désormais avoir priorité sur toutes les opérations au Moyen-Orient ».

Les généraux anglais chancellent sous ce déluge d’ordres et de contrordres, de questions.

« Churchill nous bombarde de mémorandums sur tous les sujets imaginables, petits ou grands, et nous perdons beaucoup de temps pour y répondre », commente le général Kennedy, directeur des Services des opérations militaires et de la planification.

« Ces réunions, ces midnight follies, se tiennent vers 21 h 30 et les séances se prolongent jusqu’à 3 heures du matin.

« L’imagination stratégique de Churchill est inépuisable et beaucoup de ses idées nous paraissent aussi farfelues qu’inexécutables… »

Mais c’est lui qui a décidé, dès le mois d’août 1940, d’envoyer les meilleures unités blindées d’Angleterre en Égypte, persuadé que Hitler ne tenterait pas de débarquer en Grande-Bretagne.

C’est lui qui, dans la nuit du 11 au 12 novembre 1940, a fait bombarder à la torpille par des biplans la base de Tarente, où s’était réfugiée la flotte italienne.

C’est lui qui, à la fin mars 1941, ordonne à la Royal Navy d’attaquer au large du cap Matapan la flotte italienne, remportant la plus grande bataille navale de la guerre en Méditerranée.

Et c’est lui qui transforme ces deux verrous – Gibraltar et Malte – en forteresses inexpugnables.

Après les réunions, aux Chequers ou au 10, Downing Street, Churchill se laisse aller, les yeux mi-clos, le visage enveloppé par la fumée de son cigare.

Il soliloque pendant les repas.

« Je ne déteste personne et je ne crois pas avoir d’ennemis, à part les Boches, et encore c’est professionnel ! » dit-il.

Il se moque de ces généraux italiens qui doivent être de « bons coureurs ».

Il cite le message envoyé par le général Graziani le 8 février au Duce, et décrypté par les services de renseignements anglais :

« Duce, les derniers événements ont fortement déprimé mes nerfs au point de m’empêcher d’assumer le commandement dans la plénitude de mes facultés. Je vous demande donc mon rappel et mon remplacement. »

Le général Wavell fera cent trente mille prisonniers italiens en janvier-février 1941, à Bardia, Tobrouk, Derna et Benghazi.

« Après la guerre, reprend Churchill, il faudra mettre un terme à toute effusion de sang, même si j’aimerais voir Mussolini, ce pâle imitateur de la Rome ancienne, étranglé comme Vercingétorix dans la meilleure tradition romaine. Quant à Hitler et aux chefs nazis, je les exilerai dans une île quelconque mais pas question de profaner Sainte-Hélène ! »

En fait, ces moments où Churchill s’abandonne à de libres propos lui permettent d’affronter une situation qui, dans les trois premiers mois de 1941, reste périlleuse. Car l’Angleterre est encore seule comme nation face à l’Empire nazi qui contrôle une bonne partie de l’Europe continentale et dont les troupes s’apprêtent à déferler dans les Balkans, en Grèce, en Cyrénaïque.

Churchill à chaque instant doit analyser, trancher, choisir entre des priorités :

« Aucun de nos problèmes, dira-t-il, ne pouvait être résolu indépendamment des autres. Ce que l’on affectait à un théâtre d’opérations devait être soustrait à un autre ; ouvrir un front quelque part c’était s’exposer à un risque ailleurs ; nos ressources matérielles étaient strictement limitées, et l’attitude d’une douzaine de puissances amicales, opportunistes ou potentiellement hostiles, était imprévisible. En métropole, nous devions faire face au péril sous-marin, à la menace d’invasion et à la poursuite du Blitz ; il nous fallait aussi conduire une série de campagnes au Moyen-Orient, et enfin constituer un front contre l’Allemagne dans les Balkans. »