Churchill veut maîtriser cette « guerre de l’ombre », cette « quatrième arme » dont il pense, en ce début d’année 1941, qu’elle sera décisive.
Car il le sent, il le sait, il le veut – les théâtres d’opérations vont se multiplier – la guerre va devenir mondiale.
Et la « quatrième arme », le système ULTRA, permettra à l’Angleterre d’être la clé de voûte de la Grande Alliance, qui se constituera contre l’Allemagne nazie et ses alliés.
Grande Alliance : en souvenir de la Grande Coalition constituée par le duc de Marlborough, l’ancêtre de Churchill, contre Louis XIV.
Winston Churchill est heureux d’être, comme Marlborough, à la barre de la glorieuse et indestructible Angleterre.
2.
L’Angleterre ?
Hitler répète ce nom en s’esclaffant.
Il est debout au centre de ce cercle que forment autour de lui, en cette soirée de Noël de l’année 1940, une centaine de soldats et d’officiers de la Wehrmacht, têtes nues.
Ces hommes rient lorsque Hitler frappe dans ses mains comme s’il venait d’attraper, d’écraser une mouche.
Le Führer fait quelques pas au milieu des soldats, les invite d’un grand geste des bras à s’asseoir à leurs places, à ces longues tables recouvertes de nappes en papier.
L’on a dressé le couvert pour ce réveillon de Noël que le Führer a voulu passer avec ses soldats cantonnés sur les côtes de la Manche, non loin de Dunkerque, face à l’Angleterre.
Les soldats ne le quittent pas des yeux et il esquisse un pas de danse.
L’Angleterre ?
« Après l’achèvement de notre conquête, dit Hitler, tout à coup grave, les yeux mi-clos, le visage inspiré, le menton levé, l’Empire britannique sera comparable à un domaine mis en liquidation pour cause de faillite ; un domaine de quarante millions de kilomètres carrés… Jusqu’ici, une minorité de 45 millions d’Anglais a gouverné les 600 millions d’habitants que compte l’Empire britannique. L’Allemagne va écraser cette minorité. »
Les soldats acclament Hitler, cependant qu’il s’installe avec ses généraux à une longue table, placée sur une estrade.
Il est encore debout, il lève le bras, et les soldats crient Sieg Heil, répondent à son salut, Heil Hitler.
Puis ils se mettent à chanter et leurs voix sont si fortes qu’elles semblent capables de faire trembler cet immense hangar éclairé par des torches.
Hitler s’assoit, pose les deux mains à plat sur la nappe brodée, puis il se fige, le buste droit, le regard fixe, comme perdu dans un songe.
Il se souvient de cette rencontre, à Berlin, à la mi-novembre 1940 avec Molotov, le ministre des Affaires étrangères de la Russie soviétique.
Il n’a pas supporté ce petit homme râblé au visage fermé, semblant ne pas entendre les propos qu’il lui tenait.
Molotov se contentait de répéter les revendications de Staline. C’est peu après que Hitler a dit à ses généraux :
« Staline est un homme habile et retors, un maître chanteur cynique, aux exigences insatiables. Il demandera toujours davantage. Conclusion, la Russie doit être réduite à merci le plus tôt possible. »
Dès le mois de juillet 1940, alors que les Luftflotten de bombardiers commençaient leurs raids quotidiens sur l’Angleterre, Hitler avait lancé les premières études en vue d’une attaque de la Russie.
C’est la vieille ennemie, celle des chevaliers Teutoniques, là est le Lebensraum, l’espace vital, celui dont Hitler a tracé la carte dans Mein Kampf.
Là se terre le dangereux conquérant « judéo-bolchevique » qui veut poser sa patte d’ours sur les champs pétrolifères de Roumanie, sur la Baltique, sur les Balkans.
Il faut le détruire.
C’est le 18 décembre 1940 que Hitler a approuvé la Directive n° 21, un document RIGOUREUSEMENT SECRET portant l’en-tête OPÉRATION BARBAROSSA.
Barberousse : Hitler a voulu qu’on donnât à cette « opération » le surnom de l’empereur allemand du XIIe siècle, Frédéric Ier. Barberousse, le pacificateur de l’Allemagne, le croisé chevauchant aux côtés de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion. Il s’est noyé dans la traversée d’un fleuve, mais on dit qu’il repose dans une montagne de Thuringe, attendant de resurgir afin de rendre sa grandeur à l’Allemagne.
Barbarossa !
« Grand quartier général du Führer, 18 décembre 1940.
« Les forces armées du Reich allemand doivent se disposer à écraser la Russie soviétique en une brève campagne avant la conclusion des hostilités contre l’Angleterre.
« Pour atteindre ce but, l’armée affectera à l’opération Barbarossa toutes ses unités disponibles… Les préliminaires de l’opération devront être achevés le 15 mai 1941.
« Afin que leur objet ne puisse être décelé, il est essentiel d’observer le plus grand secret… »
Le plan de bataille est prêt.
« En Russie occidentale, le gros de l’armée Rouge devra être détruit par d’audacieuses manœuvres comportant des trouées en profondeur exécutées par des unités blindées.
« Le repli des troupes ennemies intactes à travers les vastes espaces de la Russie sera empêché.
« L’objectif ultime de cette première offensive est de créer une ligne de défense s’étendant de la Volga à Arkhangelsk.
« La capture de Moscou représentera une victoire politique et économique dont l’importance dépassera de loin la possession du centre ferroviaire numéro 1 de la Russie. »
Plus tard, en février-mars 1945, Hitler reviendra sur ces jours de la fin de l’année 1940 et des premières semaines du mois de janvier 1941.
Il parlera, les yeux morts, comme si sa parole se déroulait malgré lui, telle une bande enregistrée qui se dévide, sans qu’aucune volonté vienne l’accélérer ou l’interrompre.
Martin Bormann, le général SS devenu le secrétaire particulier de Hitler, ne quittant pas le Führer du regard, écoute, prend note :
« Je n’eus pas de décision plus difficile à prendre que celle d’attaquer la Russie, commence Hitler d’un ton monocorde. J’avais toujours soutenu qu’il nous faudrait éviter à tout prix une guerre sur deux fronts ; en outre, personne ne peut mettre en doute que plus que quiconque, j’ai longuement réfléchi aux expériences russes de Napoléon. Pourquoi alors cette guerre contre la Russie, et pourquoi le moment choisi par moi ? »
Hitler parle, parle, revenant sur les raisons qui l’ont poussé en décembre 1940, en janvier et en février 1941, à mettre en route l’opération Barbarossa.
Il accuse cette Angleterre, « gouvernée par des chefs stupides », qui refuse de « conclure avec nous une paix sans victoire », qui mise sur l’engagement dans la guerre de la Russie, qui compte sur les États-Unis, sur l’importance de « leur potentiel ».
Il fallait donc d’abord retirer aux Anglais leur espoir dans l’armée Rouge.
Hitler lève le poing pour accompagner son plaidoyer.
« La Russie présentait pour nous un immense danger du seul fait de son existence, dit-il. C’eût été fatal pour nous qu’il lui fût venu quelque jour l’idée de nous attaquer. »