Mais comment le faire quand les munitions et l’essence manquent ?
Il faut évacuer Tripoli, faire sauter les installations du port, distribuer à la population misérable les stocks de vivres qu’on ne peut emporter.
« J’ai fait tout ce que j’ai pu pour tenir sur ce théâtre d’opérations malgré les difficultés indescriptibles. J’en suis profondément désolé pour mes hommes. Ils m’étaient infiniment chers. »
Il atteint enfin la frontière de la Tunisie, s’enfonce dans le pays d’une centaine de kilomètres, découvre cette ligne de blockhaus – la ligne Mareth – construite par les Français dans les années 1930-1940. Ils ne sont plus adaptés aux conditions de la guerre moderne. Rommel est épuisé, désespéré.
Il confie à sa « très chère Lu » :
« Physiquement, je ne vais pas trop bien. De violents maux de tête et les nerfs à bout, sans parler de quelques troubles de la circulation… Je suis si déprimé que j’ai de la peine à faire mon travail. Peut-être quelqu’un d’autre verrait-il plus clair dans cette situation et serait-il capable d’en sortir quelque chose. »
Mais il est déchiré par des sentiments contradictoires.
Quand il apprend qu’en raison de son état de santé il va être relevé de son commandement, et que son successeur sera le général italien Messe qui arrive directement de Russie, il s’emporte :
« Après l’expérience de cette retraite, je n’ai aucune envie de continuer à jouer le bouc émissaire de cette bande d’incapables ! »
Mais quelques jours plus tard, il ajoute :
« J’ai décidé de ne rendre mon commandement que sur ordre, sans tenir compte de mon état de santé. Dans une telle situation, je veux m’accrocher, même au-delà de toute limite, même contre l’avis des médecins. Vous comprendrez, très chère Lu, mon attitude. Le successeur qu’on m’a envoyé de Rome pourra bien attendre son tour. »
Il ne veut pas abandonner ses soldats.
On lui rapporte du Grand Quartier Général de Hitler « les plus chaudes congratulations du Führer dont j’ai encore toute la confiance ».
Mais il ne s’illusionne pas. Il écrit à son épouse :
« Les événements sont devenus très graves, ici en Afrique, et à l’Est aussi.
« Nous devons prévoir la mobilisation intégrale du travail pour tous les Allemands, sans considération de résidence, de condition sociale, d’âge ou de capacité. Pensez-y en temps opportun, chère Lu, pour trouver quelque chose qui vous convient. Notre fils lui-même devra bientôt prendre sa place devant un établi ou derrière un canon antiaérien. C’est, vous le savez bien, une affaire de vie ou de mort pour le peuple allemand.
« Je vous écris cela parce que je ne veux pas vous farder ce qui arrivera sans doute. C’est une idée à laquelle il vaut mieux se préparer de bonne heure afin de l’accepter plus facilement. »
On croit entendre en écho aux propos de Rommel le discours que prononcera Goebbels, le 18 février, dans lequel il martèlera l’idée qu’il faut conduire une guerre totale : la Totalkrieg.
Mais la lettre de Rommel précède de plusieurs semaines l’appel de Goebbels.
Rommel s’exprime non en nazi mais en soldat, en patriote qui croit encore à la nécessité de suivre le Führer.
Mais le désespoir ronge Rommel, alors même que la fidélité qu’il veut exprimer à ses hommes l’habite.
Le 7 février, il décide de rejeter les avis des médecins :
« Le docteur Horster est venu me voir hier et m’a conseillé de commencer mon traitement aussitôt que possible. Je me révolte de tout mon être contre l’idée de quitter ce champ de bataille tant que mes pieds peuvent me porter. »
Quelques jours plus tard, le 12 février, alors qu’il a décidé de ne quitter son commandement que « sur ordre », il dresse un bilan de son action.
« Deux ans aujourd’hui que je suis arrivé en Afrique. Deux ans de combats violents et tenaces, le plus souvent contre des ennemis très supérieurs.
« En ce jour, je pense aux troupes courageuses qui combattent sous mes ordres, qui ont loyalement fait leur devoir pour leur pays, et mis toute leur confiance dans leur chef.
« J’ai essayé, moi aussi, de faire mon devoir, non seulement dans ma propre sphère, mais aussi sur le plan plus général de notre cause.
« Nous devons faire l’impossible pour surmonter les dangers mortels qui nous assaillent. Malheureusement, tout n’est qu’une affaire de ravitaillement.
« J’espère qu’on approuvera ma décision de rester avec mes troupes jusqu’à la fin. Un soldat ne peut faire autrement. »
Mais lorsqu’il écrit à sa « très chère Lu », Rommel ajoute, dévoilant la cause profonde de ce choix :
« À vrai dire, tout ce qu’on peut souhaiter c’est de rester au front. »
Et d’y mourir si Dieu le veut.
« Je dois ma gratitude et mon admiration à mes troupes, conclut-il, qui, en dépit de la retraite, de la détestable nourriture, de la perpétuelle tension d’esprit, n’ont jamais faibli dans les pires circonstances, gardant jusqu’à la fin la même valeur combative qu’au jour où elles prirent Tobrouk. »
Grâce à ces qualités, « l’armée a pu faire face – selon Rommel – à toutes les difficultés, malgré le haut commandement germano-italien qui, confortablement installé en Europe, ne trouva jamais rien de mieux, comme remède à nos misères, que des ordres de résistance jusqu’au bout ».
Que s’est-il passé d’autre à Stalingrad ?
7.
Où est ce renard de Rommel ?
De Gaulle, dans son bureau de Carlton Gardens, le siège de la France Combattante à Londres, a fait déployer une carte de la Tunisie.
Il pointe du doigt le défilé de Faïd, au nord de Gabès.
Là, le 2 décembre 1942, un bataillon du 7e régiment de tirailleurs algériens, appuyé par des parachutistes américains, a bousculé la Ve armée allemande, première victoire de l’armée d’Afrique depuis son entrée dans la guerre.
Les tirailleurs avaient fait 120 prisonniers.
De Gaulle reste un long moment penché sur la carte, puis d’un mouvement brusque il se redresse.
Il murmure : « Que de temps perdu ! »
Le général Giraud et l’amiral Darlan – ce dernier « exécuté » le 24 décembre 1942 par le jeune patriote Bonnier de La Chapelle qu’on a fait fusiller dans la nuit – ont commencé par résister au débarquement des troupes américaines.
Quel gâchis, que de souffrances vaines : 3 000 Français tués ou blessés, des pertes identiques du côté des Américains.
Et la Tunisie oubliée dans les plans américains ! Les Allemands et les Italiens ont occupé le pays et il faut maintenant les chasser.
Où est ce renard de Rommel ?
Il devra faire face aux troupes américaines venues d’Algérie, appuyées par les « giraudistes », et aux Anglais de Montgomery progressant du sud vers le nord, de la Tripolitaine à la Tunisie.
« Bientôt, dit de Gaulle d’une voix solennelle, la colonne du général Leclerc qui a conquis le Fezzan fera sa jonction avec les troupes britanniques. »
« Que d’années perdues ! » répète de Gaulle.
Si en 1940 l’Afrique du Nord avait refusé de suivre Pétain et Laval, le sort de la guerre, de la France eût été différent.
Or rien n’est réglé en ce début d’année 1943 !
« Ce qui se passe en Afrique du Nord, du fait de Roosevelt, est une ignominie, dit de Gaulle. Une sorte de nouveau Vichy, sans Pétain, est en train de se reconstituer sous la coupe des États-Unis. »