La législation antisémite de Vichy est maintenue. Les gaullistes qui ont préparé le débarquement américain sont menacés, poursuivis, certains incarcérés. La presse est censurée. Les prisonniers politiques, c’est-à-dire les partisans de la France Libre, continuent d’être parqués dans des camps de concentration.
« L’effet de cette situation sur la résistance en France est désastreux, reprend de Gaulle. Quelques gaffes de cette sorte commises par les Américains, et la Résistance ne croira plus à la capacité et à la pureté de la France Combattante. Ce sont les communistes qui se présenteront comme les durs et les purs alors qu’ils ont commencé la guerre en désertant le combat, alors qu’ils ont attendu l’entrée en guerre de l’URSS pour me faire un signe et ne plus m’attaquer. »
De Gaulle marche de long en large, bras croisés, buste penché.
Il sent, il sait que le moment est crucial.
Roosevelt, suivi par Churchill, veut se débarrasser de la France Combattante, s’appuyer sur ce général Giraud qui a fait acte d’allégeance à Pétain mais qui est aussi un adversaire résolu des Allemands.
De cette manière, on écartera de Gaulle et ses ambitions.
Ce de Gaulle, répète le président des États-Unis, personne ne l’a élu, « c’est un fanatique et une nature fasciste ! La légitimité, c’est Pétain qui l’incarne. Il faut briser ce général de coup d’État qui veut reconstituer l’Empire français ».
Mais Roosevelt en est persuadé, l’heure est à la fin des colonies. Maroc, Algérie, Tunisie, Afrique-Occidentale ou Équatoriale, tous ces territoires doivent accéder à l’indépendance ou la retrouver !
Quant à Churchill, dans un grand discours à la Chambre des communes réunie en comité secret, il a justifié les choix de Roosevelt.
Le Premier ministre anglais a déversé toutes ses rancœurs accumulées contre de Gaulle, évoquant le « caractère difficile du général », l’« étroitesse » des vues de cet « apôtre de l’anglophobie ».
« Je ne vous recommanderai pas de fonder tous vos espoirs et votre confiance sur cet homme, a-t-il dit aux députés. Il ne faut pas croire qu’à l’heure actuelle notre devoir serait de lui confier les destinées de la France, pour autant que cela soit en notre pouvoir… Nous ne l’avons jamais reconnu comme représentant de la France… Je ne puis croire que de Gaulle incarne la France. »
Qu’opposer à ce réquisitoire de Roosevelt et de Churchill ?
La vague patriotique qui en cette mi-janvier 1943 soulève la France se tourne vers de Gaulle.
À Londres, de Gaulle reçoit le socialiste Christian Pineau, d’autres résistants du mouvement Libération qui arrivent du pays occupé qui tous réclament la constitution d’un Comité national où se regrouperaient les représentants des partis et des mouvements de résistance.
Il écoute. On lui apporte, ce 16 janvier, une longue lettre de Léon Blum qui, de sa prison, insiste pour qu’il mette sur pied un « programme de rassemblement national ». Blum indique qu’il a écrit à Churchill et à Roosevelt : « On sert la France démocratique en aidant le général de Gaulle à prendre dès à présent l’attitude d’un chef. »
De Gaulle ferme à demi les yeux.
Il se souvient de ce jour de 1936 où Blum, président du Conseil, l’avait reçu, harcelé par les téléphones, impuissant à entreprendre la réforme de l’armée. De Blum, acceptant et même se félicitant de Munich. De Blum favorable, le 16 juin 1940, à la constitution d’un gouvernement Pétain. Et ce Blum aujourd’hui, homme honnête, soucieux de l’avenir du pays et apportant son concours à la France Combattante.
De Gaulle, allant et venant dans son bureau, fumant cigarette sur cigarette, médite longuement. Il se sent capable de gagner cette partie, parce qu’il ne joue que pour la France et en son nom.
Mais il faut être sur ses gardes à chaque instant.
Que veut Eden, le ministre des Affaires étrangères anglais, qui le convoque le 17 janvier 1943 à midi au Foreign Office pour une « communication hautement confidentielle » ?
Eden paraît gêné, lançant des coups d’œil à sir Alexander Cadogan, qui l’assiste, expliquant que le Premier ministre et le Président Roosevelt sont au Maroc depuis quatre jours.
Puis il tend un télégramme de Churchill. De Gaulle lit en silence.
« Je serais heureux que vous veniez me rejoindre ici par le premier avion disponible – que nous fournirons. J’ai en effet la possibilité d’organiser un entretien entre vous et Giraud dans des conditions de discrétion complète… »
De Gaulle regarde Eden. Il ne lui remettra sa réponse qu’après réflexion, dit-il. Qui invite ? Churchill seulement, ou bien le Premier ministre et le président des États-Unis ?
Veut-on qu’il soit le « poulain » des Britanniques parce que Giraud est celui des Américains ? Est-ce ainsi que l’on traite la France ? Dans un territoire sous souveraineté française ?
À 17 heures, il est de retour au Foreign Office. Il lit à Eden sa réponse à Churchill.
« Votre message est pour moi assez inattendu… Je rencontrerais volontiers Giraud en territoire français où il le voudra et dès qu’il le souhaitera… mais l’atmosphère d’un très haut aréopage allié autour de conversations Giraud-de Gaulle et d’autre part les conditions soudaines dans lesquelles ces conversations me sont proposées ne me paraissent pas les meilleures pour un accord efficace. »
Il lève la tête. Eden paraît accablé. Sans doute Churchill a-t-il affirmé à Roosevelt qu’il convoquerait son « coq » puisque Roosevelt a le sien. Car Giraud, naturellement, a obtempéré. Le Premier ministre doit craindre de perdre la face devant le président des États-Unis. Il va donc réagir avec violence.
« Des entretiens simples et directs entre chefs français seraient, à mon avis, poursuit de Gaulle, les plus propres à ménager un arrangement vraiment utile. »
Il va à nouveau télégraphier à Giraud qu’il est prêt à le « rencontrer en territoire français entre Français ».
Que veulent les Alliés ? interroge-t-il. Une « collaboration » ? Un nouveau « Montoire » à leur profit ?
Il sort du Foreign Office en compagnie de son aide de camp, le capitaine Teyssot.
« Ils essaieront de me mêler à leur boue et leurs saletés en Afrique du Nord, dit-il. Ils veulent me faire avaler Vichy : il n’y a rien à faire, je ne marcherai pas. »
Il va quitter Londres demain, se rendre auprès des Forces navales Françaises Libres à Weymouth. Peut-être réussira-t-il à dire quelques mots à Philippe. En tout cas, il verra des combattants. Et il respirera l’air libre de la mer.
Il fait froid, ce 18 janvier 1943, sur l’appontement de Weymouth. Il bruine. De Gaulle aperçoit au dernier rang des marins et des aspirants qui l’entourent son fils Philippe. Un bref regard. Une émotion qu’il faut contenir pour s’adresser à ces hommes, leur expliquer en quelques mots qu’aucun compromis n’est possible entre la France Combattante, eux, et les anciennes autorités de Vichy. Puis un aspirant de grande taille lui prête son ciré. Car de Gaulle veut partager, ne fût-ce que quelques heures, la vie de ces marins, connaître l’existence que mène Philippe. De Gaulle monte à bord de la vedette du chef de patrouille.
Le vent, les embruns, l’horizon gris qu’il scrute avec des jumelles depuis l’étroite passerelle. La vedette creuse son sillon à grande vitesse. Et ce n’est qu’au bout de trois heures que de Gaulle donne le signal du retour. Il aperçoit, au moment où la vedette stoppe le moteur, Philippe qui, sur son navire, commande la manœuvre.
Mais il faut déjeuner à l’hôtel Gloucester, avec les autorités de la base. Et l’heure du départ approche.