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De Gaulle s’isole un quart d’heure dans un petit bureau. Voici Philippe, enfin ! Si frêle d’apparence, mais qu’il sent vigoureux cependant. On n’échange que quelques phrases. Une accolade un peu plus longue qu’à l’habitude.

Il regarde son fils s’éloigner. Quand le reverra-t-il ? À la grâce de Dieu !

Il s’attend, dès son retour à Londres, à recevoir un nouveau message de Churchill, qui sera, il en est convaincu, menaçant.

Mais la colère bouillonne en lui quand il lit, le 19 janvier, le texte du télégramme de Churchill : « Je suis autorisé à vous dire que l’invitation qui vous est adressée vient du président des États-Unis, aussi bien que de moi-même… Les conséquences de ce refus, si vous persistez, porteront un grave dommage à la France Combattante… Les conversations devront avoir lieu même en votre absence… »

Menace ! Chantage ! De Gaulle ne peut pas décider seul, le moment est trop grave. Il réunit le Comité national. Il est réticent, mais la majorité se prononce pour la participation aux conversations. Il grimace.

« J’irai au Maroc pour me rendre à l’invitation de Roosevelt, dit de Gaulle. Je n’y serais pas allé pour Churchill seul. »

Il lit lui-même à Eden, d’une voix sèche et méprisante, le texte de sa réponse :

« Vous me demandez de prendre part à l’improviste… à des entretiens dont je ne connais ni le programme ni les conditions, et dans lesquels vous m’emmenez à discuter soudainement avec vous de problèmes qui engagent à tous égards l’avenir de l’Empire français et celui de la France…

« Mais la situation générale de la guerre et l’état où se trouve provisoirement la France ne me permettent pas de refuser de rencontrer le président des États-Unis et le Premier ministre de Sa Majesté… »

De Gaulle s’installe dans l’avion. Le siège est étroit, le froid vif. Boislambert, l’un des premiers Français Libres, ne peut trouver place que sur un tas de cordages aux pieds de De Gaulle.

De Gaulle se retourne. La cabine est encombrée, le capitaine Teyssot est assis au fond, à même le plancher.

De Gaulle ne souffre pas physiquement de cet inconfort. Il ferme les yeux. Il somnole. Boislambert s’est endormi et appuie sa tête sur son genou. Mais cet avion glacé où les Anglais ont entassé des représentants de la France Combattante est le symbole de la faiblesse française, du mépris britannique.

À Gibraltar, dans la douceur du climat qui contraste déjà avec l’humidité londonienne, le général MacFarlane est aimable. Mais à l’arrivée, le 22 janvier, à l’aéroport de Fedala, de Gaulle se sent à nouveau humilié. Cette terre marocaine est sous la souveraineté française, et cependant il n’y a pas de garde d’honneur pour accueillir le chef de la France Combattante. Seulement le général américain Wilbur, que de Gaulle reconnaît. Wilbur était élève à l’École de guerre. Il y a un représentant de Churchill et le colonel de Linarès, qui transmet une invitation à déjeuner de Giraud. Et partout, des sentinelles américaines. Au moment où il monte dans la première voiture, de marque américaine remarque-t-il, de Gaulle voit Wilbur tremper un chiffon dans la boue et barbouiller les vitres du véhicule. La venue de De Gaulle doit demeurer secrète.

On arrive dans le quartier d’Anfa, situé sur une colline. De grandes villas sont dispersées dans un parc. De Gaulle descend. Il remarque les postes de garde américains, les barbelés, les sentinelles qui vont et viennent, empêchant quiconque de sortir ou d’entrer sans l’autorisation du commandement américain.

Il est sur une terre « française » et il se sent captif. On lui inflige une « sorte d’outrage ».

Donc, ici, plus que jamais, face à ce Premier ministre et à ce Président qui agissent en souverains, il ne faut pas céder d’un pouce. Question de dignité. Et choix politique : que serait demain la France libérée si elle avait commencé d’accepter la loi de deux « protecteurs » ?

Nous battons-nous pour changer d’occupants et de maîtres ?

Il salue Giraud, qui n’a pas changé depuis qu’ils s’étaient croisés à Metz, en 1938, avec sa vanité à fleur de peau, ce ton de condescendance et cette assurance presque naïve.

« Bonjour, Gaulle, lance Giraud.

— Bonjour, mon général, répond de Gaulle. Je vois que les Américains vous traitent bien ! »

Giraud ne paraît pas avoir saisi la critique. Soyons plus précis !

« Eh quoi, reprend de Gaulle, je vous ai par quatre fois proposé de nous voir et c’est dans cette enceinte de fil de fer, au milieu des étrangers, qu’il me faut vous rencontrer ! Ne sentez-vous pas ce que cela a d’odieux au point de vue national ? »

Boislambert s’approche, lui dit à voix basse que la maison est surveillée par des sentinelles américaines.

Inacceptable. Deux chefs français ne peuvent être gardés par d’autres troupes que celles qui relèvent de leur commandement. De Gaulle ne passera à table que lorsque des soldats français auront remplacé les Américains.

Une heure et demie d’attente. Enfin, voici la Légion qui prend position.

On peut commencer à déjeuner. Giraud raconte son « évasion extraordinaire » d’Allemagne.

« Mais comment avez-vous été fait prisonnier, mon général ? » demande de Gaulle.

Puis il se tourne vers Boislambert. Que le commandant raconte ce qu’il a vu dans les prisons de Vichy et en France occupée. Que Giraud comprenne ce qui se passe dans le pays.

Boislambert parle des cheminots, des masses ouvrières qui se soulèvent contre l’occupant. Giraud hausse les épaules. La Résistance, dit-il, ce sont les élites. Puis il évoque les gouverneurs des colonies. Boisson, Noguès, tous ces hommes de Vichy dont la collaboration lui paraît indispensable.

À quoi bon poursuivre ?

Dans l’après-midi, Churchill.

Le Premier ministre est tendu.

De Gaulle s’emporte. Il ne serait pas venu, dit-il, s’il avait vu qu’il serait « encerclé en terre française par des baïonnettes américaines ».

« C’est un pays occupé ! s’écrie en français Churchill. Si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai. »

Puis il se calme, esquisse sa solution au problème français. Un triumvirat, de Gaulle, Giraud et le général Georges que l’on ferait venir de France.

Georges ! L’adjoint de Gamelin !

« Pour parler ainsi, répond de Gaulle, il faut que vous perdiez de vue ce qui est arrivé à la France… »

Il écoute silencieusement quand Churchill menace, prétend qu’il faut accepter la présence des hommes de Vichy, Noguès, Boisson, Peyrouton, ancien ministre de l’intérieur de Vichy, Bergeret. Ils entreraient au Comité national.

« Les Américains les ont maintenant adoptés et veulent qu’on leur fasse confiance », conclut-il.

De Gaulle se lève.

« Je ne suis pas un homme politique qui tâche de faire un cabinet et tâche de trouver une majorité… », dit-il.

« Ce soir, reprend Churchill, vous conférerez avec le président des États-Unis et vous verrez que, sur cette question, lui et moi sommes solidaires. »

Qu’imaginent-ils ? Qu’il va céder ?

Il apprend que, avant de le recevoir, Roosevelt a donné un grand dîner en l’honneur du sultan du Maroc et laissé entendre que la France ne pourra plus être une grande puissance assumant un protectorat.

Que croit donc Roosevelt ?

De Gaulle parcourt à grands pas en compagnie de Boislambert les quelques centaines de mètres qui séparent sa villa de celle du Président. Il entre dans le salon, qu’il traverse de trois longues enjambées. Roosevelt, vêtu d’un costume blanc, est à demi étendu sur un vaste canapé qui occupe tout le fond de la pièce. Il ouvre les bras pour accueillir de Gaulle.

« Je suis sûr que nous parviendrons à aider votre grand pays à renouer avec son destin, dit-il.