Comme tous les survivants de la Wehrmacht présents sous les armes depuis le début des hostilités en septembre 1939, voilà quarante mois qu’il se bat.
Il n’a pas connu le front de l’Est, ses massacres et ses hécatombes. Ce vendredi 1er janvier 1943, la radio anglaise a annoncé qu’à Stalingrad, en six semaines, 175 000 soldats allemands ont été tués !
Et quel destin pour les 100 000 hommes qui demeurent encerclés dans les décombres de la ville ?
Mais la guerre dans le désert est aussi éprouvante. D’ailleurs, rien ne sert de comparer un front à l’autre : chaque défaite à El-Alamein ou à Stalingrad affaiblit l’Allemagne, non seulement parce que des positions ont été perdues, des centaines de milliers d’hommes sacrifiés en vain, mais encore parce que les peuples d’Europe ne croient plus à la victoire de l’Allemagne.
On court vers l’autre camp, souvent pour faire oublier la « collaboration » avec le nazisme, pour échapper à la débâcle et au châtiment.
L’année 1942 a été ainsi l’année tournante. Un officier anglais prisonnier, interrogé par Rommel, a d’abord répondu :
« 1942, c’est enfin l’année où le jour se lève. »
Et cela vaut pour tous les théâtres d’opérations : le front de l’Est d’abord, mais aussi l’Afrique avec le débarquement en Afrique du Nord des Américains.
Ce n’est pas encore le second front que réclame Staline à ses alliés, mais les Anglo-Américains ont montré qu’ils ont la maîtrise de la Méditerranée et que leurs convois ont réussi à traverser l’Atlantique en dépit des pertes que leur ont infligées les sous-marins allemands (les U-Boote).
Ils ont aussi la maîtrise du ciel, écrasant sous les bombes lancées par des milliers d’avions les villes allemandes, les sites industriels ou les usines et les voies de communication des pays occupés par les Allemands.
Qui pourrait encore croire avec assurance à la victoire de l’Allemagne sinon ceux qui se sont trop engagés dans la collaboration pour espérer être « blanchis » et ceux qui ont ainsi lié leur destin à celui du fascisme et du nazisme ?
En France, Pierre Laval, revenu au pouvoir à la fin de l’année 1942, a fait ce choix en déclarant : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que sans elle le bolchevisme demain s’installerait partout. »
Laval analyse le conflit comme une véritable « guerre de religion entre la civilisation européenne et le communisme ».
En fait – et même si Churchill et à un moindre degré Roosevelt ne se font aucune illusion sur le caractère du régime soviétique – à la fin de l’année 1942, les dirigeants alliés savent que Hitler applique « la solution finale au problème juif » : c’est-à-dire l’extermination de millions de personnes – des nouveau-nés aux vieillards. Qui pourrait dans ces conditions s’engager dans des négociations avec l’Allemagne nazie, même si l’on connaît la violence souvent comparable du régime stalinien ?
On veut la destruction de l’Allemagne nazie.
On voit s’organiser partout en Europe des réseaux de résistance nourris par la fuite devant les rafles destinées à fournir de la main-d’œuvre aux usines allemandes (Service du Travail Obligatoire) ou, pire encore, celles qui visent à déporter les Juifs vers des camps d’extermination. Ainsi, la rafle du Vélodrome d’Hiver, à Paris, le 16 juillet 1942, voulue par les Allemands, organisée et réalisée par la police française.
Au vrai, l’évolution de la situation militaire allemande en 1942, le patriotisme des nations, le refus de partir travailler en Allemagne, le rejet de la persécution antisémite, et même les défaites « lointaines » des Japonais devant les Américains (Midway, Guadalcanal) font donc que l’année 1942 est celle où enfin le jour se lève, pour les adversaires de l’Allemagne de Hitler.
Ce vendredi 1er janvier 1943, cela est acquis.
Mais pour autant l’année qui commence sera-t-elle portée par le souffle de la victoire ?
Rien n’est encore gagné en ce mois de janvier 1943.
On connaît la détermination fanatique de Hitler et de son entourage. Goebbels exalte la Totalkrieg et on l’acclame.
Un officier aussi lucide que le Feldmarschall Erwin Rommel écrit à sa femme :
« Pour les combats qui se préparent nous ferons notre devoir comme le pays l’attend de nous. »
À Stalingrad, alors que dans ces premiers jours de janvier 1943 se déchaîne l’artillerie russe, un officier allemand, le colonel Selle, écrit :
« La porte du tombeau est en train de se refermer sur nous. »
Année 1943 : une seule certitude sur ce qui va advenir.
De mille façons, dans le cercueil d’acier qu’est un tank, sous l’amas des décombres d’un immeuble bombardé, pendu à un gibet, abattu d’une balle dans la nuque, tué par un éclat d’obus, brûlé vif, jeté vivant dans une fosse commune, étouffé dans un wagon qui roule vers Auschwitz, ou asphyxié dans une chambre à gaz, et de mille autres façons encore, des millions d’humains vont mourir.
PREMIÈRE PARTIE
Janvier
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février 1943
« Un soleil d’hiver brille, à Stalingrad, au-dessus des tombes collectives, au-dessus des stèles improvisées, les morts dorment sur les hauteurs des collines, près des ruines des ateliers d’usine, dans des ravins et des combes, ils dorment là où ils se sont battus et leurs tombes se dressent près des tranchées, des casemates, des murs de pierre percés de meurtrières qui n’ont pas cédé à l’ennemi, comme un monument majestueux à la simple loyauté payée au prix du sang. Terre sainte… Cette ville avec des centaines d’hommes en vestes matelassées, en capotes, en chapkas à oreilles, des hommes occupés au travail de la guerre qui ne connaît pas le repos, qui portent des bombes comme on porte du pain, sous le bras, qui épluchent des pommes de terre auprès de la gueule pointée d’un canon lourd, qui se chamaillent, chantent à mi-voix, racontent un combat nocturne à la grenade. Tant ils sont grandioses, et tant ils sont quotidiens dans leur héroïsme même. »
Vassili GROSSMAN, article pour
Krasnaïa Zvezda, intitulé
« Aujourd’hui à Stalingrad »
Janvier 1943
1.
En ces premiers jours de janvier 1943, les soldats de la VIe armée allemande du général Paulus, encerclés dans Stalingrad, savent qu’ils vont mourir.
Le télégramme que leur a envoyé von Manstein : « Tenez bon, je vais vous sortir de là – Manstein », « c’était mieux qu’un train bourré de munitions et qu’un avion Junker plein de ravitaillement », s’est exclamé un jeune lieutenant.
Les soldats ont vu, à la mi-décembre, les signaux lumineux que leur adressaient leurs camarades parvenus à 50 kilomètres de Stalingrad. L’opération Tempête d’hiver semblait donc près de réussir.
Il fallait aller à leur rencontre !
Mais Hitler ordonne à Paulus de « tenir bon là où il est ». Il hurle, apostrophant son chef d’état-major le Feldmarschall Zeitzler : « Je ne quitterai pas la Volga, je ne me replierai pas. »
Zeitzler, accablé, insiste :
« Je conjure instamment le Führer d’autoriser, sans restriction, cette tentative de “sortie”, notre unique chance de sauver les 200 000 hommes de Paulus. Le Führer refuse de céder. En vain, je lui décris les conditions sévissant dans notre pseudo-forteresse, le désespoir de nos soldats affamés, leur manque de confiance dans le commandement, les blessés expirant faute de matériel médical, des milliers d’autres mourant tout simplement de froid. Le Führer demeure aussi insensible à ces arguments qu’aux précédents. »