Schneller, schneller, schneller : il faut que les Alliés – Roumains, Hongrois – livrent leurs Juifs, plus vite, plus vite.
Les 17 et 18 avril 1943, Hitler rencontre le régent de Hongrie, Horthy, au château de Klessheim, proche de Salzbourg.
Huit cent mille Juifs vivent en Hongrie, alors que la guerre semble ne plus pouvoir être gagnée par l’Allemagne, et Horthy hésite à les livrer aux nazis.
Hitler s’étonne de la clémence des mesures hongroises. Horthy devrait s’inspirer de ce qui se fait en Pologne.
« Si les Juifs ne veulent pas travailler, ils sont abattus ; s’ils ne peuvent pas travailler, ils doivent aussi mourir. Il faut les traiter comme les microbes de la tuberculose susceptibles d’infecter un corps sain. »
Le Führer s’interrompt, répète :
« Des microbes de la tuberculose… »
Puis, ajoute Hitler :
« Ce n’est pas cruel si l’on considère qu’il faut tuer même des êtres innocents comme des cerfs ou des lièvres pour éviter des dégâts. Pourquoi épargner ces bêtes qui ont voulu nous apporter le bolchevisme ? »
Le Führer s’interrompt à nouveau :
« Les peuples qui ne se sont pas défendus contre les Juifs ont péri », dit-il.
Mais, en dépit des exhortations de Hitler, le ministre des Affaires étrangères hongrois – Kallay – déclare à la fin du mois de mai 1943 :
« La Hongrie ne s’écartera jamais des préceptes de l’Humanité qui, tout au long de son histoire, ont toujours été les siens en matière de questions raciales et religieuses. »
Or, en ces premiers mois de 1943, en Europe, on sait quel est le destin des Juifs qui partent « vers l’est ». Et le peuple allemand le sait.
Des centaines d’Allemandes viennent visiter leurs maris gardiens SS à Auschwitz.
« L’odeur de chair brûlée est portée à des kilomètres, reconnaît le commandant du camp Höss. Tout le voisinage parle de la crémation des Juifs… »
Les Allemands qui habitent la haute Sibérie, les cheminots, les soldats, personne ne peut ignorer le destin des Juifs « transportés » de leur pays, de leur ghetto, vers les camps.
On sait que le « haut fourneau SS » d’Auschwitz traite 6 000 personnes par jour.
Ce sont les permissionnaires des diverses unités engagées à l’est qui racontent ce qu’ils ont vu, ou ce que des camarades leur ont rapporté. Ils se contentent d’abord d’évoquer des « mesures très rudes » prises contre les Juifs, puis ils s’épanchent, évoquent massacres, chambres à gaz, crématoires.
Mais l’antisémitisme a tant gangréné les esprits, la propagande de Goebbels est si efficace que personne ne semble s’indigner, et a fortiori protester.
En Allemagne, la « solution finale » est acceptée, justifiée, voire souhaitée.
Et d’autant plus facilement que les Juifs semblent se laisser massacrer sans combattre ; et l’un d’eux, l’écrivain yiddish Yehoshua Perle, écrit, évoquant le destin du ghetto de Varsovie :
« Trois cent mille Juifs n’ont pas eu le courage de dire non. Chacun ne songeait qu’à sauver sa peau. Et pour y arriver, on était même prêt à sacrifier son papa, sa maman, sa femme et ses enfants[3]. »
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Les Juifs du ghetto de Varsovie, ceux-là mêmes que l’écrivain yiddish Yehoshua Perle accuse de n’avoir songé qu’à « sauver leur peau », ont su mourir les armes à la main, résister aux SS, et combattre avec la seule volonté d’affirmer leur dignité et de laisser une trace héroïque dans la mémoire des hommes.
« Nos vies ont la résistance de la pierre, et nos pierres l’éternité de la vie », a dit l’un de ces combattants, en luttant jusqu’à la mort dans ce champ de ruines qu’était devenu le ghetto de Varsovie.
Le 1er mai 1943, Goebbels écrit dans son Journal :
« Les rapports en provenance des territoires occupés n’apportent rien de nouveau ni de sensationnel.
« Il y a tout juste à noter des combats particulièrement violents à Varsovie entre notre police et même notre armée d’une part et les Juifs en rébellion. Ces derniers sont parvenus en fait à mettre le ghetto en état de défense. Il s’y déroule de durs combats, au point que les dirigeants juifs émettent quotidiennement des communiqués militaires. De toute façon, cette plaisanterie ne va pas durer bien longtemps. Mais on voit à quoi il faut s’attendre de la part des Juifs quand ils sont en possession d’armes. Malheureusement, ils en possèdent un certain nombre de bonne fabrication allemande. Dieu sait comment elles leur sont parvenues. »
Le 22 mai, Goebbels est contraint de noter que « les combats pour le ghetto de Varsovie continuent. Les Juifs résistent encore ».
Les responsables nazis, le 31 mai, font le bilan de l’insurrection dont « la liquidation a été très difficile… On a vu des femmes en armes combattre jusqu’au bout contre les Waffen-SS et la police ».
C’est en janvier 1943 que Himmler, en visite à Varsovie, découvre qu’il reste encore dans le ghetto 60 000 Juifs.
Ils étaient 400 000 en 1940, enfermés derrière un mur ceinturant l’ancien ghetto où vivaient 160 000 personnes. Tous les Juifs de Varsovie avaient été contraints d’y résider.
Le ghetto est donc surpeuplé.
On y meurt de faim, de froid. On y vit dans la promiscuité.
Les Allemands tuent tous ceux – souvent des enfants – qui tentent de franchir le mur, de passer dans la Varsovie aryenne, pour s’y procurer des denrées alimentaires. La contrebande est de règle. On vend des oranges dans le ghetto pour les privilégiés et on crève sur les trottoirs.
Une police juive, exigée par les Allemands, dresse les listes de ceux qui doivent quitter le ghetto pour l’Est, le camp d’extermination de Treblinka. Ce sont les nazis qui en fixent le nombre. Aux Juifs de choisir les « transférés ».
On sait vite dans le ghetto comment l’on tue à Treblinka. Quelques rares évadés du camp sont revenus au ghetto, ont raconté.
« Les femmes entrent nues dans les douches : leur mort. » « Quitter cette vie n’est qu’une affaire de 10 à 15 minutes à Treblinka, ou à Auschwitz. »
On essaie par tous les moyens de ne pas être inscrit sur les listes de ceux qui doivent partir pour Treblinka et que la police juive du ghetto rafle, traque, frappe à coups de matraque pour les entasser dans les wagons.
Que vaut la vie ?
« Personne ne sait ce que demain nous apportera et nous vivons dans une peur et une terreur perpétuelles. »
Les Allemands viennent filmer les rues du ghetto pour montrer ces « poux » de Juifs dans leur misère. Et les SS paradent au milieu de cet enfer où l’on veut retirer à l’homme sa dignité.
Himmler a décidé de « transporter » les Juifs du ghetto de Varsovie.
Ils ne sont donc plus que 60 000 en janvier 1943 dans un espace muré de 1 000 mètres sur 300 mètres. Mais il est sillonné d’égouts, de caves, de souterrains.
Là sont ceux qui veulent mourir en combattants : Juifs de l’Organisation Juive de Combat (ZOB) et ceux de l’Union Militaire Juive (ZZW). Ils disposent de quelques armes, certaines vendues ou données par l’AK, l’Armée Intérieure Polonaise.
Mordechaï Anielewicz, le chef de l’Organisation Juive de Combat, comme ses camarades, ne s’illusionne pas sur l’issue des combats.
« Il a une appréciation exacte du combat inégal », note après une conversation avec lui Emanuel Ringelblum, qui s’emploie à écrire l’histoire du ghetto, dans l’espoir que ces « archives » seront découvertes, un jour, la guerre finie.