Les Allemands commencent à prétendre – et à croire – qu’ils ne savaient rien de ce qui a été perpétré par les nazis depuis 1933.
Cette anxiété qui saisit le peuple allemand, les Russes pour d’autres raisons l’éprouvent aussi.
Les conditions de vie et de travail écrasantes ajoutent à l’inquiétude sur le sort des proches, soldats de l’armée Rouge.
En deux années, si l’Allemagne et ses alliés ont perdu 6 400 000 – tués ou prisonniers –, les Soviétiques admettent 4 200 000 tués, prisonniers ou disparus !
On sait l’état-major peu économe des hommes.
On a peur pour les soldats et cela accroît la fatigue née des douze heures de travail par jour. La main-d’œuvre manque et on fait travailler les enfants de quatre à six heures par jour.
Les rations alimentaires sont insuffisantes : ne mangent d’abord que ceux qui travaillent ! Tant pis pour les vieux et les plus jeunes enfants.
On tente de s’approvisionner sur les marchés des kolkhozes mais, comme dans les villes, les prix sont élevés et le marché noir règne.
On espère et on craint la venue de l’été. Les conditions de vie seront moins rudes mais depuis 1941, chaque été a été marqué par une offensive allemande victorieuse.
En ce mois de juin 1943, les Allemands lancent des attaques nocturnes dans la région de Koursk-Orel, pour reconnaître le dispositif de défense russe.
Ils larguent des mines dans la Volga. Ils bombardent Moscou. « Ils ne prendront pas Moscou, écrit Ehrenbourg – le romancier qui, dans La Chute de Paris, a décrit l’entrée des Allemands en juin 1940 dans la capitale – mais ils haïssent Moscou, symbole de leurs échecs, ils essaieront de la défigurer, de l’abîmer. »
En fait, l’armée Rouge dispose d’un imposant armement, de matériel d’origine américaine pour une bonne part.
Les Russes ont la maîtrise du ciel. Ils font des raids incessants sur les communications allemandes, par vagues de 200 bombardiers et de 200 chasseurs, nuit et jour.
Les camions américains se comptent par dizaines de milliers, et donnent à l’armée Rouge une grande mobilité.
Et cependant l’anxiété est sensible.
L’offensive allemande se déclenchera et on la craint.
Dans son ordre du jour de mai 1943, Staline célèbre les victoires anglo-américaines en Tripolitaine, en Libye, en Tunisie, mais il ajoute :
« Toutefois, les catastrophes qui s’abattent sur l’Allemagne et l’Italie ne doivent pas nous inciter à considérer la guerre comme gagnée.
« Des batailles très dures attendent encore l’Union soviétique et ses alliés occidentaux, mais le temps approche où l’armée Rouge et les armées de ses alliés briseront l’échine de la Bête fasciste. »
En fait, plus que les incertitudes de la guerre, Staline craint les arrière-pensées des puissances occidentales, et ces dernières s’inquiètent des projets russes.
Ainsi, les premiers mois de 1943 sont-ils le temps du soupçon.
Les Allemands veulent briser l’alliance anglo-américano-russe, et Staline s’inquiète de l’attitude de ses alliés. Il veut les rassurer. Il donne des gages.
Le 22 mai, il annonce la dissolution du Komintern qui rassemblait tous les partis communistes.
Puis il décide que L’Internationale cesse d’être l’hymne national soviétique.
Cependant, à Londres et à Washington, l’affaire de Katyn a montré la volonté hégémonique de Staline. N’a-t-il pas créé ce Comité de l’Allemagne Libre qui arbore le drapeau noir-blanc-rouge de l’Empire allemand des Hohenzollern ?
Pourquoi regrouper des officiers allemands prisonniers et leur donner la parole, sinon pour contrôler la future Allemagne ?
Mais, s’interroge Staline, pourquoi les Alliés renoncent-ils à ouvrir un second front en Europe et précisément en France ? Staline insiste, martèle des reproches.
« Les troupes soviétiques, écrit-il, se sont battues victorieusement pendant tout l’hiver. Hitler prend maintenant toutes les mesures nécessaires pour renforcer son armée en vue du printemps et de l’été. Il est donc essentiel qu’un grand coup soit frappé à l’ouest. Il serait très périlleux de remettre à plus tard le second front en France. »
Churchill tente de le rassurer, annonce une nouvelle vague de bombardements sur les villes allemandes : Francfort, Essen, Berlin par des vagues de Forteresses volantes opérant de nuit et de jour. Il va, dit-il, envoyer un film montrant des centaines de bombardiers à l’œuvre.
« Ces images feront sans doute plaisir à vos soldats qui ont vu tant de villes russes en ruine », écrit Churchill.
Second front ! Second front ! répète Staline.
Il est furieux, inquiet. Il sent l’offensive allemande d’été imminente. Il écrit à Roosevelt :
« Ainsi, en mai 1943, vous avez décidé avec Churchill de remettre au printemps 1944 l’invasion américaine en Europe occidentale. De nouveau, il va nous falloir combattre seuls. »
Lorsqu’il s’adresse à Churchill, Staline menace.
« Le maintien de notre confiance dans les alliés est mis à rude épreuve », dit-il.
Churchill répond avec la même franchise.
Il n’est pas « impressionné, écrit-il. L’Angleterre a dû combattre seule jusqu’en juin 1941. En ce temps-là, avant juin 1941, les dirigeants communistes caractérisaient le conflit comme une “guerre impérialiste” »…
Après cette passe d’armes, la sagesse et les intérêts l’emportent. Nécessité fait loi. Il faut se faire confiance, oublier – ou plutôt remiser – les griefs. On répète qu’on exigera la reddition inconditionnelle de l’Allemagne et de ses alliés.
Le 11 juin à Moscou, Molotov donne un grand déjeuner pour célébrer l’anniversaire de l’accord soviéto-américain.
Le journaliste Alexander Werth constate : « Molotov se montre extrêmement amical et ne cesse de parler non seulement de la période de la guerre, mais aussi de la coopération future entre les Trois Grands.
« Tous les toasts ont exalté l’association tripartite qui continuerait après la guerre. »
18.
Et la France ?
Molotov, en ce printemps 1943, quand il dessine la situation – et l’avenir du monde –, ne lève son verre qu’aux « Trois Grands ».
Et le diplomate anglais présent lui répond en se félicitant de « voir ainsi grandir comme un enfant vigoureux l’alliance anglo-soviétique ».
Et le représentant des États-Unis se joint à lui en vantant la Grande Alliance qui unit Moscou, Londres et Washington.
Et la France ?
De Gaulle, ces mois-là, prend la parole en toute occasion pour rappeler que la France « constitue un élément fidèle et ardent sans lequel la reconstruction du monde ne serait qu’un mot vide de sens » !
Il demande « compréhension, respect réciproque de la France nouvelle et de ses alliés ».
« On ne se trompe jamais à terme quand on veut croire en la France, on ne regrette finalement jamais de l’avoir aidée et de l’avoir aimée. »
Mais cette place qu’elle revendique aux côtés des Trois Grands, on ne la lui reconnaîtra que si elle est présente sur tous les champs de bataille.
Dès la fin de 1942, il a voulu que sur le front de l’Est l’escadrille Normandie des Forces Aériennes Françaises Libres soit présente.
Au printemps de 1943, les pilotes ont déjà abattu quinze appareils allemands et ils se préparent à affronter cette offensive allemande d’été que les coups de semonce dans la région de Koursk-Orel annoncent.
Le chef d’escadrille, le commandant Tulasne, répond aux journalistes qui l’interrogent que les Français sont prêts.