Les soldats allemands savent donc qu’ils vont mourir. Ils se terrent « à quinze dans un bunker, c’est-à-dire dans un trou dans le sol de la taille d’une cuisine ».
Le désespoir et des myriades de poux les dévorent.
« Peu à peu, on est pris de dégoût pour soi-même. On n’a aucune possibilité de se laver convenablement, de changer de sous-vêtements. Ces foutus poux consomment entièrement votre corps. »
On crève de froid et de faim.
« Nous vivons essentiellement de viande de cheval, écrit un soldat, et moi j’ai même déjà mangé de la viande de cheval crue, tellement j’avais faim. »
Ils n’osent pas regarder leurs camarades, afin de ne pas se reconnaître dans les silhouettes enveloppées de hardes, hirsutes. Des abcès rongent leur corps. Ils se grattent sans cesse, « mort vivant », dit l’un, n’ayant que la peau et les os.
« On n’est plus qu’une épave, dit un autre, nous sommes tous complètement désespérés. »
On ne veut pas se rendre.
« S’il s’agissait des Français, des Américains, des Anglais, ce ne serait pas si mal mais avec les Russes on ne sait pas s’il ne vaut pas mieux se tirer une balle. »
Ils se souviennent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont fait ; de ces prisonniers russes abattus parce qu’ils avaient une tête de commissaire bolchevik, de ces Juifs massacrés.
« Si tout tourne mal, mon amour, écrit un soldat à son épouse, ne t’attends pas à ce que je sois fait prisonnier. »
Le général Paulus, devant la multiplication des suicides, condamne, dans une adresse à ses soldats, cet « acte lâche et infamant ».
Mais ordre a été donné de laisser mourir de faim les malades et les blessés.
Il n’est plus possible de les soigner, de les abriter. Ils sont déjà plus de 20 000 entassés dans des caves transformées en hôpitaux souterrains. Des piles de cadavres gelés obstruent les entrées.
Les évacuations par voie aérienne ne concernent que quelques centaines d’hommes, et donnent lieu à de véritables ruées et à des violences : on veut embarquer à tout prix.
« Nous étions déjà une trentaine à l’intérieur de l’appareil, la plupart blessés, les grands blessés sur leurs brancards entassés les uns au-dessus des autres, raconte un soldat.
« Il y en avait d’autres aussi, de prétendus courriers et qui n’étaient pas le moins du monde blessés. Cette sorte de gens très astucieux qui se débrouillent toujours pour tirer leur épingle du jeu. »
L’avion roule, cahote, au milieu des nuages de neige que rejettent les hélices, puis il s’arrête, le pilote annonce qu’il faut alléger de 2 000 kilos pour pouvoir décoller. Vingt hommes à sortir de là…
« Ce fut alors un vacarme absolument terrible, tout le monde criait en même temps, celui-ci hurlait qu’il avait un ordre de mission de l’état-major de l’armée, celui-là, un SS, qu’il était porteur de documents très importants sur le Parti… Seuls les hommes allongés sur les brancards restaient silencieux mais la terreur se lisait sur leur visage. »
Puis, l’un après l’autre, ces aérodromes – Pitomnik, Goumrak – qui sont déjà sous le feu des canons et des « orgues » de Staline – ces lance-fusées – tombent aux mains des Russes. On se bat entre Allemands pour embarquer sur les derniers vols de la dernière piste, celle de Goumrak.
Des officiers donnent de fortes sommes aux pilotes pour obtenir une place.
On entend les rafales des fusils-mitrailleurs des fantassins russes qui pénètrent sur les pistes.
Alors on fuit, on regagne son « trou », on attend l’ultime assaut.
On ne sait pas quel visage aura la mort. Balle, poignard, gangrène, froid, faim.
« On a un kilo de pommes de terre pour quinze hommes. Pas de viande. On a mangé les chevaux à Noël. »
Vassili Grossman écrit dans L’Étoile rouge en ces premiers jours de l’année 1943 :
« Ces Allemands qui, encore en septembre, se ruaient dans les maisons au son grossier de leurs harmonicas, ces hommes qui roulaient tous phares allumés la nuit, et qui, le jour, chargeaient leurs obus sur des camions, ces Allemands se cachent aujourd’hui sous un chaos de pierres… Maintenant, il n’y a plus de soleil pour eux. Ils sont rationnés à vingt ou trente cartouches par jour, et ne tirent que s’ils sont attaqués. Ils ne touchent plus que 100 grammes de pain par jour, et un peu de viande de cheval. Tels des sauvages, ils se terrent dans leurs cavernes, rongeant un os de cheval… Nuit et jour, c’est pour eux la terreur. Là, dans les sombres et froides ruines de la cité qu’ils ont détruite, ils voient venir la vengeance ; ils la voient s’approcher sous les cruelles étoiles du ciel russe d’hiver. »
2.
« Stalingrad, c’est le moment décisif de la guerre », dit Staline, ce vendredi 1er janvier 1943.
Il montre le rapport du maréchal Vassilievski, chef d’état-major général qui, ordre de Staline, a installé son poste d’observation à Stalingrad même, à quelques centaines de mètres de la ligne de front.
« Moment décisif », répète Staline.
L’atmosphère dans le bureau d’angle du Kremlin se détend. Il y a là le général Joukov, les hommes liges de Staline – Molotov, Mikoyan, Beria, ses trois chiens de garde qui ne quittent jamais leur chef – et quelques autres visiteurs, militaires et civils relégués dans l’antichambre.
Le rapport de Vassilievski que Staline vient de lire et qu’il brandit aurait dû arriver à midi et il est arrivé à 16 heures. L’attente a été interminable. Staline ne supporte pas les retards.
Durant ces quatre heures il a dévisagé chacun des présents, s’attardant longuement, paraissant rechercher un responsable, se tournant vers Beria comme s’il s’apprêtait à lui lancer un nom, celui du coupable à jeter dans un camp, une cellule, à tuer d’une balle dans la nuque.
« Son regard tenace et perçant semble voir à travers l’âme des visiteurs », confiera Joukov qui se souvient de ces heures. Staline interroge les uns et les autres, menaçant. Il marche de long en large, mâchonnant le tuyau de sa pipe éteinte. Il la pose finalement dans le cendrier, signe qu’il va se laisser emporter par la colère.
« Ses crises de colère, dit Joukov, le métamorphosent littéralement. Il pâlit de rage et son regard se fait lourd et haineux. »
Staline se tourne vers le commissaire aux Transports qui vient d’être nommé.
« Les transports sont une question de vie ou de mort, dit-il. Garde ceci en mémoire : si tu n’exécutes pas les ordres, ce sera le tribunal militaire. »
Le jeune commissaire sort du bureau, en sueur.
« Essayez de ne pas cafouiller, lui murmure Alexandre Poskrebychev, chef de cabinet de Staline et général du NKVD – la police politique –, le patron est au bout du rouleau. »
Staline est insomniaque, travaillant, à soixante-trois ans, seize heures par jour, menant une vie recluse, imposant ses horaires à ses collaborateurs, régnant sur eux par la terreur.