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De Gaulle réaffirme avec d’autant plus de force sa croyance dans un « instinct vital » de la France qui arrache tout au long de l’histoire la nation « aux abîmes » qu’il mesure les réticences et les manœuvres anglo-américaines dirigées contre lui.

Roosevelt, le 8 mai 1943, envoie un message à Churchill.

« De Gaulle est peut-être un honnête homme, mais il est en proie au complexe messianique… Je ne sais qu’en faire. Peut-être voudriez-vous le nommer gouverneur de Madagascar ? »

Churchill reçoit ce texte au milieu de l’Antarctique, alors qu’il se rend à Washington. Il est avec tout son état-major, à bord du Queen Mary.

Il marche sur le pont, entouré d’officiers, d’experts. Il soliloque, déclare partager les sentiments de Roosevelt sur ce de Gaulle, qu’il estime mais qui est insupportable, qui s’imagine être, comme le répète Roosevelt, Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon. Il n’est pas question de consulter de Gaulle ou de l’informer des projets britanniques : débarquer en Sicile puis dans la péninsule italienne. Profiter de la reddition des forces italo-allemandes en Tunisie pour donner le coup de boutoir qui fera tomber Mussolini et le fascisme. Les circonstances sont favorables.

Le code secret allemand, Triton, utilisé par les sous-marins, vient d’être décrypté par les Anglais. En deux mois – avril et mai 1943 – les Allemands ont perdu 40 sous-marins. Ils ont perdu la bataille de l’Atlantique. Leur industrie de l’armement est écrasée par les bombardements de nuit et de jour.

L’heure est donc à l’offensive alliée.

Sur le pont du Queen Mary, Churchill s’arrête devant le canot de sauvetage qui lui est réservé en cas de torpillage par un U-Boot. « Il n’est pas question, dit-il, que je sois capturé ; la meilleure façon de mourir c’est dans la fureur du combat contre l’ennemi. Évidemment, ce serait moins bien si j’étais dans l’eau et s’ils essayaient de me repêcher. »

C’est pour cela qu’il a fait monter sur son canot de sauvetage une mitrailleuse lourde.

À Washington, Churchill veut convaincre Roosevelt de l’opportunité d’un débarquement en Sicile, et dans la péninsule italienne. L’Afrique du Nord est une parfaite base de départ. Mais il faut écarter de Gaulle.

Le New York Times, bien informé, souligne, se faisant l’écho des rumeurs :

« Le général de Gaulle est de plus en plus considéré comme un facteur de trouble dont la présence en Afrique du Nord causerait bien plus de dommages à l’heure actuelle que tous les services qu’il pourrait rendre en aidant à résoudre certains problèmes. »

Le 21 mai, Churchill télégraphie à son cabinet de guerre :

« Je demande à mes collègues d’examiner d’urgence la question de savoir si nous ne devrions pas, dès maintenant, éliminer de Gaulle en tant que force politique et nous en expliquer devant le Parlement et devant la France… Lorsque je considère l’intérêt absolument vital que représente pour nous le maintien de bonnes relations avec les États-Unis, il me semble qu’on ne peut vraiment pas laisser ce gaffeur et cet empêcheur de tourner en rond poursuivre ses néfastes activités. »

Churchill sacrifie donc de Gaulle sur l’autel de l’amitié anglo-américaine.

Mais à Londres, le cabinet de guerre se rebiffe. De Gaulle et les Free French sont populaires dans l’opinion et à la Chambre des communes. Et d’ailleurs, il est trop tard pour écarter de Gaulle, font remarquer deux leaders influents, Eden et le travailliste Attlee.

Le 14 mai est parvenu à Londres, au siège de la France Combattante, un télégramme de Jean Moulin annonçant la constitution du Conseil National de la Résistance (CNR) dont Moulin est le président.

Tous les mouvements et partis de résistance affirment que non seulement le peuple de France n’admettra jamais la subordination du général de Gaulle au général Giraud, mais que « le général de Gaulle demeurera le seul chef de la Résistance française ».

De Gaulle répond aussitôt :

« Dans cette guerre où la patrie joue son destin, la formation du Conseil National de la Résistance, organe essentiel de la France qui combat, est un événement capital. »

Évoquant cet échange de messages, de Gaulle écrit :

« Le télégramme de Paris – celui de Jean Moulin – transmis à Alger et publié par les postes radio américains, britanniques et français libres produit un effet décisif, non seulement en raison de ce qu’il affirme, mais aussi et surtout parce qu’il donne la preuve que la Résistance française a su faire son unité. La voix de cette France écrasée, mais grondante et assurée, couvre, soudain, le chuchotement des intrigues et les palabres des combinaisons. J’en suis, à l’instant même, plus fort, tandis que Washington et Londres mesurent sans plaisir mais non sans lucidité la portée de l’événement. Le 17 mai, le général Giraud me demande “de venir immédiatement à Alger pour former avec lui le pouvoir central français”. Le 25 mai, je lui réponds : “Je compte arriver à Alger à la fin de cette semaine et me félicite d’avoir à collaborer avec vous pour le service de la France.” »

Le 27 mai 1943, rue du Four, dans le 6e arrondissement de Paris, se tient la première réunion, présidée par Jean Moulin, du CNR.

« Nous étions dix-sept dans cette petite salle à manger de la rue du Four », raconte un témoin.

« À la fin de cette journée historique, tous les participants sont euphoriques : l’unité de la Résistance – des communistes aux représentants de la droite – autour du général de Gaulle s’est réalisée. »

Jean Moulin en a été le maître d’œuvre.

Ce même jour, 27 mai 1943, le chef de la Sicherheitspolizei – la Gestapo –, Kaltenbrunner, adresse à Ribbentrop un rapport sur l’Armée Secrète de la Résistance française.

La Résistance française, souligne ce texte, représente pour l’armée allemande une menace qui « ne doit pas être sous-estimée ». Il apparaît que Kaltenbrunner connaît l’organisation de la Résistance française dans ses moindres rouages. La Gestapo et l’Abwehr – le contre-espionnage allemand – sont donc remarquablement informés. Ils sont prêts à agir.

Ribbentrop a remis personnellement ce rapport au Führer qui y a apposé sa signature le 4 juin 1943.

20.

En ce printemps 1943, Jean Moulin a le sentiment que l’Abwehr et la Gestapo sont sur ses traces, mais il ne soupçonne pas la précision et la masse de renseignements dont dispose Kaltenbrunner.

Moulin ignore que les Allemands ont réussi à retourner des résistants qui connaissent, parce qu’ils appartiennent à la direction du mouvement Combat – ainsi Jean Multon –, l’identité des principaux responsables du réseau comme ses voies de liaison et ses « boîtes aux lettres ».

« Protégé par des gardes du corps, écrira plus tard un témoin, Multon circule en France, hantant les capitales de nos régions, parcourant les avenues où nous avons l’habitude de donner nos rendez-vous, allant tout droit aux restaurants que nous fréquentons et donnant à ceux qu’il rencontre, et qui ne connaissent pas encore sa trahison, le baiser de Judas qui va les perdre. »

Moulin est aux aguets. Son intuition, ses sens en éveil l’avertissent du danger.

Il confie à sa sœur Laure :

« Je fais quelque chose de très important et difficile en ce moment. Si je réussis comme je l’espère, je passerai de l’autre côté de la Manche pour me faire oublier quelque temps.