Mais les équipages allemands obéissent aux ordres :
« Si un char se trouve immobilisé mais que son canon est encore en état de tirer, l’équipage continuera sur place à appuyer l’échelon de combat avec le feu de sa pièce… En aucune circonstance, les chars ne s’arrêteront pour prêter assistance à ceux qui seraient en difficulté. »
Après vingt-quatre heures de combats, le front russe n’a cédé – sur quatre kilomètres – que dans le sud du saillant sous la poussée des panzers et des fantassins SS.
Mais les Russes ont fortifié des petits villages situés le long d’une rivière que des rafales de pluie, dans la nuit du 5 au 6 juillet, grossissent, rendant son passage difficile.
Et les SS découvrent que ces Russes qu’ils méprisent, qui sont à leurs yeux des Untermenschen, sont de rudes et tenaces combattants aussi bien armés qu’eux. Impitoyables aussi avec tout combattant allemand qui porte une tête de mort comme emblème, et qu’ils abattent aussitôt se serait-il rendu. Les SS se battent donc jusqu’à la mort.
Le 12 juillet, la IVe armée allemande lance ses 600 chars dans une attaque frontale contre la 5e armée blindée soviétique.
Cette « chevauchée de la mort » des panzers et la bataille qui s’engage se déroulent sous un épais nuage de poussière et par une chaleur étouffante.
L’affrontement dure huit heures.
Un survivant allemand se souvient de la surprise qu’il a éprouvée.
« D’après ce qu’on nous avait dit, nous pensions trouver en face de nous des canons antichars fixes, quelques chars semi-enterrés et peut-être des brigades indépendantes de vieilles machines comme le tank KV. En fait, nous nous trouvâmes avoir affaire à une masse, apparemment intarissable, de blindés ennemis. Jamais comme ce jour je n’eus l’impression d’être écrasé par le nombre et la force des Russes. Les nuages de poussière empêchaient la Luftwaffe de nous aider ; de nombreux T34 ne tardèrent pas à filtrer à travers notre écran et à se répandre partout, comme des rats, sur l’ancien champ de bataille… »
Les jeux sont faits.
« Les Tigre brûlent », titre L’Étoile rouge. Les soldats allemands sont saisis de stupeur devant l’équipement et la combativité des Russes.
Un caporal déclare :
« On n’a jamais vu pareil carnage dans les troupes allemandes… Un hôpital de campagne avait l’air d’un abattoir. »
Mais les pertes russes sont gigantesques. L’état-major soviétique n’est pas économe des hommes.
Des conducteurs de chars, fatigués d’avoir roulé trois jours et peut-être échauffés par la vodka, précipitent leurs T34 dans des tranchées antichars, et sont incendiés par les tirs allemands.
Les Russes auraient perdu 320 000 soldats et les Allemands « seulement » 54 000.
Qui connaîtra avec précision l’état réel des pertes en hommes et en tanks, dans ce qu’on considère comme la plus grande bataille de chars de l’Histoire ?
Une seule certitude : les Allemands ont été vaincus. Certes, à l’annonce du débarquement anglo-américain en Sicile, le 10 juillet, Hitler retire des divisions engagées dans la bataille de Koursk pour les diriger vers l’Italie.
Mais ce sont d’abord les Russes qui ont gagné, devinant les intentions de Hitler, s’y adaptant, arrêtant les panzers et les fantassins des divisions SS.
Le 5 août 1943, dans un ordre du jour spécial, Staline peut annoncer la libération d’Orel et de Bielgorod.
Autour de ces villes, des centaines de tanks calcinés et de carcasses d’avions jonchent le champ de bataille et sur plus de dix kilomètres à la ronde l’air est empesté par l’odeur de milliers de cadavres russes et allemands à moitié enterrés.
Ce 5 août, Staline conclut son ordre du jour par cette déclaration inattendue :
« Cette nuit, à 0 heure, la capitale de notre pays, Moscou, saluera de douze salves d’artillerie tirées par cent vingt canons, les vaillantes troupes qui ont libéré Orel et Bielgorod. J’exprime ma gratitude à toutes les unités qui ont pris part à l’offensive…
« Gloire éternelle aux héros qui sont tombés dans la lutte pour la liberté de notre patrie.
« Mort aux envahisseurs allemands.
« Le commandant en chef suprême
« Maréchal de l’Union soviétique Staline. »
24.
Hitler, en cet été 1943, alors que Staline célèbre les victoires russes, sait-il que la guerre, sa guerre, est perdue ?
Les yeux baissés, le buste penché en avant, les coudes appuyés sur les cuisses, les mains croisées sous le menton, il écoute Rommel, qu’il a convoqué à son Grand Quartier Général, songeant à lui confier le commandement des troupes allemandes en Grèce et, peut-être, en Italie.
Car aux désastres subis sur le front de l’Est s’ajoute la capitulation de l’Afrikakorps en Tunisie – 130 000 Allemands prisonniers et autant d’Italiens.
« J’aurais dû vous écouter », murmure le Führer.
Mais un autre front est ouvert : désormais c’est en Sicile que se dessinent de nouveaux désastres.
Aux premières heures du 10 juillet 1943, les Anglais de la 8e armée commandée par Montgomery et les Américains de la 7e armée du général Patton ont débarqué sur la côte sud-est de l’île.
« Vinceremo – nous vaincrons – répète Mussolini. Il faut que l’ennemi soit pétrifié sur la ligne de sable où l’eau s’arrête et où commence la mer. »
Mussolini se pavane, rappelle que 300 000 soldats italiens, disposant de 1 500 canons, font de l’île une citadelle inexpugnable. Quatre divisions allemandes complètent ce dispositif.
Mais il suffit de quelques heures pour comprendre que les Italiens ne se battront pas. Seuls les Allemands livrent des combats acharnés tout en se repliant, pas à pas, vers le détroit de Messine.
Le commandement allemand est révolté par l’attitude des Italiens. Le 12 juillet, la base d’Augusta s’est rendue aux Britanniques. L’amiral italien a fait sauter toutes les batteries côtières avant d’avoir vu un seul soldat anglais.
On dit que les Américains ont parachuté des membres de la mafia extraits des prisons des États-Unis pour prendre contact avec les « parrains locaux » de l’« honorable société » afin de les inciter à organiser la reddition des troupes italiennes.
La Sicile, prédit Rommel, devra être abandonnée.
Il dresse un tableau sombre de la situation du Reich.
« Nous perdons jusqu’à 30 sous-marins par mois. Bien entendu, nous allons produire encore plus d’armes et de munitions en conséquence de la mobilisation de la main-d’œuvre décrétée au début de l’année 1943. »
Il s’interrompt, observe le Führer.
« Mais même alors, ajoute Rommel, pourrons-nous faire face contre le reste du monde ? »
Rommel appréhende la colère du Führer quand celui-ci se redresse, le foudroie du regard et, le visage secoué par des tics, commence à parler. La voix est sourde, le ton grave.
« Je me rends bien compte, dit-il, qu’il reste peu de chances de gagner la guerre. Mais l’Occident ne veut pas conclure de paix avec moi alors que je n’ai jamais désiré la guerre contre l’Ouest. Eh bien, les Occidentaux vont avoir leur guerre, ils l’auront jusqu’au bout. »
Hitler se lève, va et vient, penché, les mains derrière le dos.
« Si le peuple allemand est incapable de vaincre, s’écrie-t-il tout à coup, alors qu’il crève ! De toute façon, les meilleurs sont déjà morts. S’il doit être vaincu, que le peuple se batte pour chaque maison, qu’il ne laisse rien debout ! Un grand peuple doit mourir héroïquement, c’est une nécessité historique ! »