Chacun se souvient – et d’abord les généraux – des « purges » de 1937, des séances de torture dans la prison du NKVD à Moscou, la Loubianka.
On ne veut pas « prendre le café avec Beria », comme le propose Staline, cyniquement, semblant jouir de la terreur despotique qu’il utilise.
Mais c’est pourtant au général Rokossovski – torturé par le NKVD en 1937, puis libéré en 1941 – qu’il confie le soin de mener jusqu’à son terme la bataille de Stalingrad – la destruction de la VIe armée allemande et la capture du général Paulus.
Cette nomination humilie le général Eremenko, commandant à Stalingrad : Staline fait une moue de mépris, se tourne vers Joukov qui a évoqué la déception d’Eremenko.
« Ce n’est pas le moment de se sentir humilié, dit Staline, nous ne sommes pas des enfants mais des bolcheviks. »
Mais depuis l’attaque allemande de juin 1941, Staline se réfère presque toujours au passé glorieux – et « terrible » – de la Russie d’avant la révolution. Lui, le Géorgien, il se veut « grand-russe », héritier des tsars et de la tradition russe.
Il réunit le Comité national de défense, qui compte autant de civils que de militaires, dans une salle où sont accrochés les portraits des vainqueurs de Napoléon – Koutousov et Souvarov – et des tableaux représentant Marx et Lénine.
Les civils du Comité sont assis face aux deux héros de la grandeur militaire russe, et les généraux du Comité ont devant eux les tableaux des « fondateurs du communisme ».
Ce vendredi 1er janvier 1943, Staline a donc attendu le rapport du maréchal Vassilievski sur la situation à Stalingrad. Il laisse libre cours à sa colère, terrorisant les présents, fixant à plusieurs reprises le général Joukov, puis tout en marchant de long en large, dicte un message à transmettre aussitôt à Vassilievski :
« Il est déjà 15 h 30 et tu n’as pas encore daigné envoyer ton rapport. Tu ne peux pas invoquer l’excuse que tu n’as pas de temps. Joukov abat autant de travail que toi au front et pourtant il m’adresse son rapport chaque jour. La différence entre vous deux est que Joukov, lui, est discipliné. Tu manques de discipline… C’est mon dernier avertissement : si tu négliges ton devoir encore une fois, je te limoge de ton poste de chef d’état-major et tu seras envoyé en première ligne. »
La terreur comme méthode de gouvernement. La mort comme châtiment. Chacun sait Staline impitoyable, brisant les vies, despote qui se donne tout entier à sa tâche de « généralissime », travaillant soit dans ce bureau d’angle du Kremlin, soit dans sa datcha de Kountsevo, située à quelques kilomètres de Moscou.
Il gagne alors le Kremlin – où il arrive au début de la soirée – dans un « convoi » de voitures Packard qui roulent à vive allure sur les routes qui ont été vidées de toute circulation.
Les « visiteurs » convoqués au bureau afin de comparaître devant Staline attendent dans l’antichambre, rongés par l’inquiétude.
Poskrebychev, qui les introduit, leur prodigue des conseils qui les paralysent.
« Ne vous énervez pas, dit-il, évitez de le contredire, le camarade Staline sait tout. »
Il se préoccupe de tout, contrôle l’exécution de chacun de ses ordres.
Il ne néglige rien.
L’un de ses interlocuteurs réguliers – Baïbakov, chargé des questions du pétrole – note :
« Quand il donne des instructions, il vous aide toujours à les remplir en vous donnant les moyens de le faire. Aussi, je n’avais pas peur de Staline, nous étions francs l’un vis-à-vis de l’autre. J’ai toujours exécuté mes tâches. Staline avait cependant le don de repérer les points faibles d’un rapport et tombait à bras raccourcis sur celui qui ne maîtrisait pas parfaitement son sujet en proférant d’une voix grave à dessein : “Eh bien, comment se fait-il que tu ignores cela ?”
« Et Beria derrière son lorgnon fixe le fautif. »
Puis Staline congédie sans un mot de plus le visiteur et aborde d’autres sujets, transmettant ses instructions, parlant au téléphone, signant des ordres, rédigeant un communiqué de presse, forgeant les slogans que la presse et la radio vont marteler. Ainsi « le sang appelle le sang ».
Il trouve le temps d’appeler le secrétaire du Parti d’une province géorgienne, lui demandant d’augmenter les envois de tabac.
« Nos soldats n’ont plus rien à fumer, dit-il. Les troupes du front ont absolument besoin de tabac. »
Un lien profond, contradictoire, se noue ainsi entre Staline et ceux qui le servent, et avec le peuple.
On l’admire, ce tsar « rouge », on le vénère et on le craint.
Il peut briser la vie d’un général, mais reconnaître les mérites de tel autre qu’en même temps il jalouse et fait surveiller, prêt à le démettre, à le livrer à Beria et aux bourreaux du NKVD.
Il marie le despotisme d’un grand tsar – il commande au cinéaste Eisenstein un film sur Ivan le Terrible – et la violence haineuse, sans retenue morale, d’un « bolchevik » qui a commencé sa vie en hors-la-loi, attaquant les banques.
Aucun scrupule ou principe de morale ne le retient. Il est le pouvoir absolu, prêt à faire exécuter des milliers d’hommes, ou à déporter des peuples entiers. La fin justifie les moyens. Et souvent les moyens barbares dessinent la fin.
Le révolutionnaire pillard se présente en homme d’ordre et de discipline qui ne quitte que rarement son uniforme de généralissime.
Car en ce début d’année 1943, comme pour souligner ce « moment décisif de la guerre » qui s’opère à Stalingrad, Staline rétablit les galons et les épaulettes dorés que portaient les officiers de l’armée tsariste.
Il élève Joukov au grade de maréchal et devient, lui-même, le maréchal Staline. La mue de Joseph Djougachvili, bolchevik géorgien, s’achève ainsi avec la bataille de Stalingrad, qui change le cours de la guerre[1].
3.
Le vendredi 8 janvier 1943, à la fin de la matinée, alors que l’obscurité s’est dissipée, trois jeunes officiers de l’armée Rouge, brandissant un drapeau blanc, s’avancent vers les lignes allemandes et remettent le texte de l’ultimatum du général Rokossovski, commandant des armées russes du Don, au général Paulus, commandant de la VIe armée allemande.
Il a vingt-quatre heures pour répondre.
Paulus, terré dans son quartier général improvisé dans le sous-sol de l’Univermag – un grand magasin réduit à un amoncellement de décombres –, lit le texte ; puis le commente avec ses officiers. Paulus parle avec difficulté. Il est épuisé, exsangue, hirsute, il tremble.
« La situation de vos troupes est désespérée, écrivent les Russes. Elles souffrent de la faim, de la maladie et du froid. Le cruel hiver russe ne fait que commencer. Le gel, les vents polaires, les tempêtes de neige approchent. Vos soldats sont démunis de vêtements chauds et vivent dans des conditions inhumaines.
« Vous n’avez aucune chance de briser les cercles qui vous entourent. Votre situation est sans espoir et il est désormais inutile de poursuivre la résistance.
« Pour toutes ces raisons et afin d’éviter d’inutiles effusions de sang, nous vous soumettons les conditions de capitulation suivantes. »
Elles sont traditionnelles et le général Paulus, comme s’il voulait convaincre ses officiers, lit lentement, s’arrêtant après chaque phrase.
« Les armes, le matériel et les munitions seront livrés aux Russes en bon ordre et en bon état.
« La vie et la sécurité seront garanties à tous les soldats et officiers qui cesseront le combat et, dès la fin de la guerre, ils retourneront en Allemagne ou dans tout autre pays où les prisonniers de guerre choisiront de se rendre.