Le 21 novembre, il monte dans l’avion, à l’aérodrome de Villafranca. Il se rend au Grand Quartier Général du Führer et, dans cette tanière du loup, il va attendre de connaître sa prochaine affectation.
Il rencontre souvent le général Bayerlein, qui fut à ses côtés en Afrique. Il a confiance dans cet officier de panzer.
« Vous le savez, Bayerlein, dit-il, nous avons perdu l’initiative pour la première fois, cela ne fait aucun doute. Nous venons d’apprendre en Russie qu’il ne suffit pas de faire preuve d’allant et d’optimisme. Ce qu’il nous faut, c’est modifier totalement nos conceptions. Il n’est pas question que nous reprenions l’offensive au cours des prochaines années, pas plus à l’Ouest qu’à l’Est. »
Mais le Führer, que Rommel a vu longuement, l’a assuré qu’au début de 1944 le Reich produirait 7 000 avions et 2 000 chars par mois. Et Rommel se reprend à espérer.
« Il est évident qu’une victoire totale n’est plus dans l’ordre des choses possibles, concède-t-il. Mais si nous parvenons à tenir Anglais et Américains à distance pendant encore deux ans, de façon que nous puissions reconstituer nos centres de gravité, notre heure viendra. À l’Est de nouveau nous pourrons infliger aux Russes des pertes sanglantes et peu à peu nous reprendrons l’initiative des opérations. Alors, nous serons à même d’obtenir une paix acceptable. »
Rommel se leurre.
Certes les Anglo-Américains ont choisi d’attaquer l’Europe par son extrémité la plus éloignée de l’Allemagne, mais l’armée Rouge déferle.
Et sur les arrières de la Wehrmacht, des centaines de milliers de partisans – en Biélorussie, ils sont, en octobre 1943, 250 000 – harcèlent les Allemands.
Ils multiplient les attaques, créent un climat de peur – de terreur même – parmi les soldats allemands. On n’est jamais en sécurité.
Le collaborateur français Fernand de Brinon, un véritable pronazi, qui rend visite à la Légion des Volontaires Français, se rend compte que son escorte est constamment sur le qui-vive, ouvrant le feu, à tout instant.
La traversée des forêts est un calvaire. Aucun itinéraire n’est sûr !
Et désormais les groupes de partisans sont coordonnés, disposent de canons, sont encadrés par des officiers qui ont été parachutés.
En une seule nuit, celle du déclenchement de la contre-offensive russe, vers Orel et Smolensk, après la bataille de Koursk, 6 000 rails sautent. En quelques semaines, 634 trains déraillent ! Les pertes allemandes s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Et l’anxiété, l’angoisse, la peur incitent aux massacres.
Les troupes de la Wehrmacht – et non des Einsatzgruppen – brûlent les villages avec leurs habitants. Et la haine des Russes pour l’Allemand devient un ouragan que plus rien ne peut arrêter.
Les partisans – dont l’héroïsme est exalté par la presse – ne font pas de prisonniers, vengent les femmes violées, les enfants jetés dans les maisons en flammes. Car les Allemands des brigades spécialisées dans la lutte anti-partisans laissent derrière eux des milliers de victimes.
Un général de la Wehrmacht confie que « la brigade Dirlewanger se compose surtout d’anciens criminels condamnés, dont un certain nombre d’assassins, versés dans les unités anti-partisans en vertu des directives de Himmler qui indiquent qu’un des objectifs de la campagne de Russie est de réduire de 30 millions la population slave… ».
En Biélorussie, au terme de l’opération Cottbus, menée contre les partisans, on relèvera pour 59 Allemands tués 9 500 victimes… partisans ou soupçonnés de l’être !
« Les troupes ont donc le droit et le devoir de recourir à tous les moyens, même contre les femmes et les enfants, afin d’assurer le succès de leur opération.
« Les scrupules de quelque ordre qu’ils fussent seraient un crime contre le peuple allemand et les soldats allemands.
« Aucun Allemand participant à une action contre les bandits et leurs complices ne sera tenu pour responsable d’actes de violence en ce qui concerne aussi bien la discipline que la jurisprudence. »
Combien de partisans engagés dans cette guérilla, saluée par Staline comme l’héritage glorieux des paysans de 1812, harcelant la Grande Armée napoléonienne ? Peut-être 500 000.
Combien de victimes ? Peut-être pour la seule Biélorussie : 1 million.
Cette guérilla est portée par le souffle de la victoire.
La chute de Mussolini – ce « chacal à la voracité sans limites mais aux dents pourries » – donne la certitude que la « Bête fasciste » est frappée à mort.
« Le chacal Mussolini a vendu l’Italie à Hitler, dit Staline, mais celui-ci avec la liquidation de son offensive de Koursk, a reçu un coup terrible. L’effondrement du Chacal en est un autre ! »
Une vague de patriotisme – de nationalisme russe – déferle, voulue par Staline.
Il donne l’ordre au cinéaste Eisenstein de réaliser un film à la gloire d’Ivan le Terrible, tsar cruel mais fondateur de l’État moscovite et dont Staline se veut l’héritier.
Le « tyran » soviétique ranime les traditions tsaristes : dans les régions libérées on crée des Écoles Souvorov sur le modèle des Écoles des Cadets, des tsars. C’est le culte de l’armée, des uniformes, des épaulettes, qu’on veut célébrer.
« Ce système d’éducation, peut-on lire, est tout entier fondé sur l’idée de la conscience militaire qui doit imprégner la chair et le sang de l’élève dès son plus jeune âge. »
On y apprend l’anglais, les bonnes manières, la valse et la mazurka.
On favorise la renaissance de l’Église, soutien des tsars, et, en septembre 1943, on célèbre avec faste le couronnement du patriarche de Moscou.
Le 7 novembre 1943, jour anniversaire de la Révolution, on défile avec inscrit sur les banderoles :
« Hourra pour les vaillantes troupes anglo-américaines en Italie ! », « Hourra pour la victoire de l’alliance anglo-soviéto-américaine ! », « Salut aux vaillants aviateurs britanniques et américains qui frappent les centres vitaux de l’Allemagne ».
La foule joyeuse scande ces slogans lors du défilé du « peuple » sur la place Rouge.
Le Komintern a été dissous. L’Internationale n’est plus l’hymne soviétique.
La « Sainte Russie » reparaît derrière le masque soviétique.
Staline prolonge le sillon de l’histoire russe, et en même temps il rassure Roosevelt et Churchill. Le mot « capitalisme » a disparu. On rassure et c’est d’autant plus nécessaire que l’armée Rouge avance vers l’ouest, vers la Pologne et, au-delà, l’Allemagne.
Du nord au sud, le long de cette ligne de front qui va de Leningrad à la Crimée, les villes russes sont libérées.
Des milliers de soldats allemands sont capturés, comme s’ils étaient, après tant d’années de combats, à bout de forces. L’Oberleutnant de panzers, Frankenfeld, interrogé par les Russes, confie, la voix lasse, le désespoir voilant son regard : « Aujourd’hui, quelque peine que cela me cause, je suis absolument convaincu de la défaite inévitable de l’Allemagne. On peut seulement se demander : quand ? Dans deux mois ou dans six ? Et où ? À l’Est ou à l’Ouest ? »