C’est toute la société allemande qui est infestée par le meurtre de masse. On n’ignore pas l’extermination, mais on ne la condamne pas, on s’efforce de l’oublier, de la refouler.
Les gestes de solidarité sont rares, et parfois le Juif qui porte l’étoile jaune se fait insulter, interpeller :
« Pourquoi t’es encore en vie, espèce de salopard ? »
En août 1943, Conrad, comte Preysing, évêque catholique de Berlin, rédige une pétition aux autorités. Il condamne l’« évacuation des Juifs », sans mentionner leur extermination. Il demande seulement que les droits humains des déportés soient respectés.
Mais les évêques refusent de signer, préférant une lettre pastorale qui rappelle qu’il faut respecter le droit à la vie des personnes d’autres races.
Alors l’évêque de Berlin s’adresse au nonce apostolique, qui répond :
« La charité est belle et bonne, mais la plus grande charité consiste à ne pas susciter de problèmes à l’Église. »
Mais le souverain pontife – qui a publié de nombreuses condamnations vigoureuses du programme d’euthanasie dans des lettres envoyées aux évêques ou a manifesté sa compassion pour les souffrances infligées au peuple polonais – reste silencieux.
Il n’ignore pas qu’en Italie de nombreux prêtres, des moines – et ce au sein même de la cité du Vatican – accueillent et sauvent des milliers de Juifs, mais il craint que les Allemands ne pénètrent au Vatican, et n’ouvrent une période de persécution contre l’Église catholique.
Pie XII veut agir au mieux des « intérêts » de l’Église catholique. En cet automne 1943, il craint la victoire de l’armée Rouge, donc du communisme athée. Il a vécu, à Munich en 1919 comme nonce, les révolutions communistes.
Il confie à l’ambassadeur du Reich auprès du Vatican, Ernst von Weizsäcker, qu’il est favorable à une paix de compromis entre le Reich et les Anglo-Américains.
Il n’est donc pas favorable à l’exigence d’une capitulation sans condition, qui favoriserait la Russie communiste. Et que deviendrait la Pologne catholique ? Pie XII agit en diplomate mais son silence sur l’extermination est assourdissant.
Chez les protestants, les voix qui s’élèvent contre les persécutions ne sont guère plus nombreuses.
L’évêque protestant Theophil Wurm, figure de proue de son Église, essaie de faire parvenir à Hitler – à l’automne 1943 – une lettre rappelant qu’il avait perdu son fils et son gendre sur le front de l’Est, il écrit que la rudesse croissante des mesures prises contre les non-Aryens sont « en contradiction absolue avec le commandement de Dieu et violent le principe de base de toute la vie et la pensée occidentales : le droit fondamental, que chacun tient de Dieu, à la vie et à la dignité humaine ».
La lettre n’est sûrement pas parvenue jusqu’au Führer.
Lammers, le chef de la chancellerie du Reich, invite Wurm à « rester dans les limites de sa profession ».
« Je vous demande de vous abstenir de répondre à cette lettre », conclut Lammers.
Et l’Église protestante est réduite au silence.
Ces protestations isolées n’inquiètent pas le Führer.
Il a confiance dans la police et les SS de Himmler. Il tient le Reich et le peuple allemand.
En cet automne 1943, il dîne souvent en tête à tête avec Goebbels.
« J’ai demandé au Führer s’il était prêt à entamer des négociations avec Churchill, raconte Goebbels. Il ne croit pas que des négociations avec Churchill aboutissent à un résultat quelconque étant donné qu’il est trop profondément ancré dans ses idées hostiles et qu’en outre il se laisse guider par la haine et non par la raison. Le Führer préférerait, quant à lui, négocier avec Staline, mais il ne pense pas que ce soit possible…
« Quelle que soit la situation, j’ai dit au Führer qu’il fallait que nous concluions un arrangement avec un côté ou l’autre. Jamais encore le Reich n’a pu gagner une guerre sur deux fronts. Il faut donc que nous étudiions comment sortir d’une manière ou d’une autre de cette guerre sur deux fronts. »
Le Führer écoute Goebbels, puis paraissant changer d’avis il dit à mi-voix :
« Churchill est lui-même un vieil antibolchevique, et sa collaboration avec Moscou n’est qu’une question d’opportunisme. »
Le Führer ferme les yeux, murmure qu’il « aspire ardemment à la paix ».
Après un long silence, il ajoute :
« J’aimerais reprendre contact avec des cercles artistiques, aller au théâtre le soir et fréquenter les artistes. »
31.
En cet automne 1943, alors que Hitler qui a lancé ses tueurs sur l’Europe rêvasse à une paix qu’au fond de lui il ne désire pas et sait impossible, de Gaulle est à Alger.
Il préside le Comité Français de Libération Nationale (CFLN), cette esquisse du gouvernement d’une France libérée.
Autour de De Gaulle, c’est le grouillement des intrigues dans lesquelles il ne faut pas se laisser prendre.
« Ma nature m’avertit, dit-il, mon expérience m’a appris qu’au sommet des affaires on ne sauvegarde son temps et sa personne qu’en se tenant méthodiquement assez haut et assez loin. »
Il doit être lucide, savoir que le général Giraud, poussé par ses entourages, ne se contente pas d’être le commandant en chef des forces armées, coprésident du CFLN, cantonné aux affaires militaires, de Gaulle en étant coprésident chargé des affaires politiques.
Mais de Gaulle sent bien que, à Londres et à Washington, on n’a pas accepté qu’il soit le chef de ce gouvernement français, fût-il provisoire.
Alger se peuple de tous ceux qui, patriotes, sont aussi antigaullistes et ont été et restent souvent d’ardents pétainistes.
Et de Gaulle ne peut accepter que la France Combattante soit ainsi entravée.
Souvent le dimanche, il quitte Alger. Il a besoin de s’isoler.
Ce mois de septembre 1943 est aussi brûlant que l’été.
De Gaulle se rend dans une petite maison de Kabylie. Il médite en marchant dans la campagne sur ces chemins caillouteux que bordent des figuiers.
Sur les terres arides, autour des bergeries de pierres sèches, les moutons paissent une herbe jaune. La mer est aussi loin que le semblent la guerre et le siècle. Et tout à coup, surgit un vieillard qui porte des décorations, qui a servi à Verdun.
L’Histoire et la France ont creusé leur sillon dans ce temps qui paraît immobile.
« Les hommes, murmure de Gaulle, si lassants à voir dans les manœuvres de l’ambition, combien sont-ils attrayants dans l’action pour une grande cause ! »
De Gaulle rentre à Alger, plus résolu encore à faire triompher la cause de la France, à écarter ceux qu’aveuglent leurs ambitions et qui ont trahi la patrie.
Il se souvient de Clemenceau disant, en 1917 : « Le pays connaîtra qu’il est défendu. »
Il faut dire aussi : « Le pays, un jour, devra connaître qu’il est vengé. »
On lui parle de Pierre Pucheu, cet ancien ministre de l’intérieur de Vichy, en 1941-1942. Pucheu a dressé la liste des otages du camp de Châteaubriant que les Allemands devaient exécuter pour venger la mort du Feldkommandant de Nantes abattu par des résistants. Il a choisi des communistes. Pucheu a abandonné Vichy et sollicité de Giraud le droit de servir dans une unité combattante. L’ancien ministre se trouve en résidence forcée au Maroc. Que faire de lui et des collaborateurs ?
De Gaulle répond aux journalistes qui s’interrogent sur ce qu’ils appellent l’« épuration » :
« La justice est une affaire d’État au service exclusif de la France. »