Le 3 septembre, le CFLN décide d’« assurer dès que les circonstances le permettront l’action de la justice à l’égard du maréchal Pétain et de ceux qui ont fait ou feront partie des pseudo-gouvernements formés par lui qui ont capitulé, attenté à la Constitution, collaboré avec l’ennemi, livré des travailleurs français aux Allemands, et fait combattre des forces françaises contre les Alliés ou contre ceux des Français qui continuaient la lutte ».
Giraud vote le texte.
Comprend-il que Pucheu, auquel il a assuré qu’il pourrait effacer son passé en combattant, est concerné ? Qu’on va emprisonner l’ancien ministre à Meknès ? Et que d’autres qui furent dans son entourage peuvent aussi être poursuivis ? Que tout cela marque la victoire des idées de la France Combattante ?
De Gaulle regagne la villa des Glycines, sa résidence. Il s’enferme dans son bureau. Les dossiers s’entassent. Rapports à lire. Décisions à prendre. Manœuvres et peut-être complots à déjouer.
Giraud est coprésident et commandant en chef. L’armée, puisque l’état de siège dure, conserve presque tous les pouvoirs.
Les services de renseignements de cette armée, les SR, qui hier travaillaient pour Vichy, sont maintenant au service de Giraud. Anti-allemands, les officiers qui les dirigent sont aussi antigaullistes. Ils refusent de fondre les SR dans le BCRA, les Renseignements de la France Libre.
Les « giraudistes » agissent de concert avec les services secrets anglais. Ils espèrent sans doute détacher la Résistance de De Gaulle.
Ils ne réussiront pas. Les liens tissés par Jean Moulin ne peuvent être tranchés, parce que tous ceux que guide l’intérêt de la France savent que l’unité des patriotes autour de De Gaulle est la condition de la renaissance et de la souveraineté nationale.
De Gaulle le dit devant des foules rassemblées pour l’acclamer, l’écouter, à Casablanca, à Oran, à Alger.
Il rappelle qu’il y a quatre ans, le 3 septembre 1939, la guerre commençait.
« Nous avons chancelé, oui, c’est vrai ! reconnaît-il.
« À cause de l’esprit d’abandon d’une fraction de ce qu’il est convenu d’appeler les élites, à cause de la trahison de quelques misérables, à cause de tout le sang que nous venions de répandre de 1914 à 1918…
« Mais depuis 1939, que de combats, de sacrifices ! »
De Gaulle les énumère parce que, en cet automne 1943, qui, sinon lui, les mesure, les exalte ?
« Cent trente-cinq mille Français sont morts sur les champs de bataille, 55 000 ont été tués aux pelotons d’exécution, plus de 100 000 ont succombé dans les camps ou les prisons de l’ennemi ou de ses complices, deux millions sont prisonniers de guerre, près d’un million de nos petits-enfants ont péri faute de nourriture suffisante, et le peuple français tout entier vit sous un régime effroyable de famine, de délation et d’oppression. »
Mais en cet automne, le souffle de la victoire soulève les enthousiasmes.
Oui, le pays sera vengé.
Dans son bureau de la villa des Glycines, de Gaulle découvre les derniers télégrammes. Et la colère se mêle à la joie. L’Italie a capitulé, mais les Alliés ont une fois de plus tenu à l’écart la France Combattante.
De Gaulle proteste, s’interroge.
Des rumeurs font état de mouvements insurrectionnels en Corse.
Le 9 septembre au matin, le général Giraud entre dans le bureau. « La libération de la Corse a commencé », dit-il. De Gaulle se maîtrise. Pourquoi le CFLN et lui-même n’ont-ils pas été informés ?
Giraud pérore. Il a rencontré ici, à Alger, le communiste Arthur Giovoni, qui dirige l’insurrection. Un sous-marin, le Casablanca, l’a reconduit en Corse. Les services secrets anglais ont fourni 10 000 mitraillettes. Les troupes italiennes se sont retournées contre les 14 000 Allemands de la division SS Reichsführer qui résistent.
« Il faut, dit Giraud, envoyer des renforts dans l’île. Les premiers, le bataillon de choc du commandant Gambiez, vont y être débarqués. »
De Gaulle va et vient dans son bureau. Pourquoi faut-il que ces nouvelles qui devraient soulever l’enthousiasme soient ternies par l’ombre des manœuvres ?
Giraud a agi seul ! Giraud a laissé les communistes prendre la tête de la Libération, avec la complicité des Anglais, sans doute pour affaiblir de Gaulle et le CFLN.
« Je suis, mon général, commence de Gaulle, froissé et mécontent de la manière dont vous avez procédé à mon égard et à l’égard du gouvernement en nous cachant votre action. »
Il fixe Giraud.
« Je n’approuve pas le monopole que vous avez donné aux chefs communistes. Il me paraît inacceptable que vous ayez laissé croire que c’était fait en mon nom comme au vôtre. » Giraud a toujours prétendu ignorer l’imminence de l’armistice conclu par les Alliés avec les Italiens. Or, l’insurrection en Corse s’est déclenchée le jour de l’annonce de cet armistice. Et Giovoni en avait arrêté la date lors de son voyage à Alger. Giraud savait donc.
« Je ne m’explique pas comment vous avez pu dire à notre Conseil des ministres que vous ignoriez l’imminence de l’armistice italien », ajoute de Gaulle.
Il croise les bras.
« De tout cela, je tirerai les conséquences qui s’imposent dès que nous aurons franchi la passe où nous voici engagés. La Corse doit être secourue au plus tôt. Le gouvernement fera ensuite ce qu’il doit pour tarir une bonne fois la source de nos discordances. »
Tout serait plus clair s’il y avait un gouvernement derrière un seul président. Et s’il ne fallait mener que des combats contre l’ennemi, qui résiste à Bastia, cependant que les troupes débarquées par des navires français le refoulent peu à peu avec l’aide des garnisons italiennes.
Le 4 octobre 1943, enfin, Bastia est libérée.
Il doit se rendre au palais d’État, saluer Giraud, commandant en chef, le féliciter pour la manière dont il a conduit les opérations. Et, la page des compliments tournée, il faut répéter que « les conditions dans lesquelles ont été préparées en dehors du CFLN les opérations de toute nature tendant à la libération de la Corse » sont inacceptables.
« Vous me parlez politique, répond Giraud sur un ton agacé.
— Oui, car nous faisons la guerre, or la guerre c’est une politique. »
Il faudra dans les semaines qui viennent contraindre Giraud d’accepter les principes de la République qui subordonnent le pouvoir militaire au pouvoir politique.
De Gaulle, quelques jours plus tard, reçoit Henri Queuille, l’un de ces hommes politiques de la IIIe République qui ont rejoint Alger.
« Je ne puis gouverner, lui dit-il.
— Donc, Giraud ou moi ! »
Une fois encore il faut menacer, jouer quitte ou double.
« Les responsabilités doivent être prises et connues. Quant à moi, je ne puis porter les miennes plus longtemps dans de telles conditions. »
Il quitte Alger, se rend en Corse où il vient de faire nommer préfet et secrétaire général deux hommes en qui il a toute confiance, parce qu’ils ont rejoint la France Combattante aux temps d’incertitude : Charles Luizet et François Coulet.
Voici Ajaccio, puis Corte, Sartène, Bastia.
De Gaulle est pris dans la « marée de l’enthousiasme national ». Il s’écrie : « C’est un peuple rajeuni qui émerge des épreuves ! »
Dans les villages qu’il traverse, il aperçoit ces soldats italiens qui ont aidé à chasser les Allemands.
« Nous ne sommes pas de ceux qui piétinent les vaincus, dit-il. Ici, nous nous trouvons au centre de la mer latine. »
Il veut penser à l’avenir, à ces peuples avec lesquels la France devra renouer une alliance. Il sourit. « Cette mer latine qui est enfin, dit-il, l’un des chemins vers notre alliée naturelle, la chère et puissante Russie. »