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Il pense aux diplomates anglais que hante la menace russe et qui ne rêvent que de bloquer la Russie aux portes de la Méditerranée. Autant leur faire comprendre que la France, désormais, a reconquis sa liberté de jeu, et qu’il faut donc compter avec elle, que l’on ne peut l’écarter des négociations de paix avec l’Italie. Et en effet, de retour à Alger, de Gaulle apprend que le Comité va avoir un représentant aux côtés des Alliés pour discuter avec les Italiens.

« La victoire approche, lance de Gaulle. Elle sera la victoire de la liberté. Comment voudrait-on qu’elle ne fût pas aussi la victoire de la France ? »

C’est le début du mois de novembre 1943. Pour la première fois se réunit l’Assemblée Consultative Provisoire, au palais Carnot, siège des Assemblées algériennes, sur le boulevard des Arcades qui coupe le port d’Alger.

De Gaulle monte à la tribune. Il est en uniforme de toile. Il regarde sur les gradins de cet hémicycle semblable en réduction à celui du Palais-Bourbon ces hommes venus de la « nuit », combattants de l’ombre, militants dont la présence fait naître sur Alger un « souffle âpre et salubre ».

« Il est vrai, dit-il, que les élections générales constituent la seule voie par où doive un jour s’exprimer la souveraineté du peuple. »

Mais cette Assemblée Consultative Provisoire française exprime les forces qui résistent, elle est le porte-parole – il le dit – de l’ardent mouvement de renouveau qui anime en secret la nation. Et « cette réunion n’est ni plus ni moins qu’un début de résurrection des institutions représentatives françaises ».

Maintenant, dernière étape, remanier le Comité Français de Libération Nationale, en faire un vrai gouvernement.

Le 9 novembre, les membres du Comité remettent leur portefeuille de « ministre » à la disposition du général de Gaulle pour qu’il donne à ce gouvernement une nouvelle composition.

Les généraux Georges et Giraud n’en feront plus partie.

De Gaulle a choisi chacun des hommes qui vont enfin pouvoir travailler avec efficacité. Henri Frenay a accepté d’être commissaire aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés. Aucun des autres commissaires – d’Astier de La Vigerie, Capitant, Mendès France, Philip, Pleven, Tixier, Catroux – n’a été complice de Vichy. Certains – Jean Monnet ou René Mayer – ont été des proches de Giraud. Mais il faut faire l’unité, maintenant que Giraud n’est qu’un commandant en chef soumis au pouvoir politique.

De Gaulle lui écrit. Il faut enfermer Giraud dans les propos que le général a tenus. « Mon Général… Je me permets de vous féliciter de pouvoir, comme vous l’avez toujours souhaité, vous consacrer entièrement à la grande tâche de commandement qui vous est dévolue. »

Quoi d’autre pourrait faire Giraud ? Il est trop patriote, trop prudent aussi pour croire ceux de ses conseillers qui lui répètent : « Il est grand temps d’agir. L’armée est encore derrière vous, elle souhaite un ordre… Vous êtes à un virage décisif, mon Général. Vous auriez pu être un personnage de l’Histoire de France. Vous pouvez l’être encore. Il vous suffit de faire un geste et le pays sera sauvé. »

De Gaulle repousse le feuillet qui rapporte des propos du général Chambre, un proche de Giraud. Il hausse les épaules. Comme si l’on pouvait décréter Giraud « personnage de l’Histoire de France » !

Savent-ils ce que c’est un destin national, ceux qui pensent cela ?

De Gaulle est seul dans son bureau.

Ces premiers jours de novembre 1943, malgré l’éclat d’une lumière encore chaude, serrent le cœur par leur brièveté. Le soleil paraît aussi brillant qu’au printemps, mais tout à coup, tout se dérobe, et dans le jardin l’ombre s’étend.

De Gaulle marche lentement. Il fume.

Il y a un an seulement, jour pour jour, le 8 novembre 1942, les troupes françaises ouvraient le feu sur les Américains qui débarquaient. Et commençait ici, à Alger, au Maroc, ce grand jeu dont le but était destiné à soumettre la France Combattante et à faire que les hommes de Vichy gardent sous l’autorité anglo-américaine les pouvoirs qui étaient les leurs sous la domination allemande.

Tout cela, il l’a empêché. Il pense à ces hommes dont il a été la voix. Jean Moulin, le général Delestraint, trahis, arrêtés, torturés, morts sans doute.

À ceux qui, comme Pierre Brossolette, sont en mission en France. Il imagine Brossolette traqué dans Paris. Il se répète une phrase de Mauriac qui l’émeut : « On dirait que Paris, accroupi au bord de son fleuve, cache sa face dans ses bras repliés. »

Des vers lui reviennent qu’il a cités dans son dernier discours, vers d’Aragon qui parlent, parce que ainsi sont les temps de guerre, de la mort et de la patrie :

Qu’importe que je meure avant que se dessine

Le visage sacré, s’il doit renaître un jour ?…

Ma patrie est la faim, la misère et l’amour.

Et ceux de Jean Amy qui évoquent les patriotes fusillés :

Ce sang ne séchera jamais sur cette terre

Et ces morts abattus resteront exposés,

Nous grincerons des dents à force de nous taire

Nous ne pleurerons pas sur ces croix renversées

Mais nous nous souviendrons de ces morts sans mémoire

Nous compterons nos morts comme on les a comptés.

Et puis, alors qu’il rentre car brusquement avec la nuit le froid s’est installé, il se souvient de ces vers d’Edmond Rostand, qui remontent de son enfance, qui font revivre tant de souvenirs, le père, la mère, et leur passion pour la France, devenue sienne.

Il murmure :

Je ne veux voir que la victoire !

Ne me demandez pas : après ?

Après ! Je veux bien la nuit noire

Et le soleil sous les cyprès !

Ces mots ne sont pas ceux de la nostalgie. Ils expriment la réalité.

Ils provoquent le désarroi, l’angoisse et même la panique des hommes qui se sont ensevelis dans la collaboration.

À Vichy, autour de Pétain, on est convaincu, en cet automne 1943, de la défaite nazie.

Nombreux sont ceux qui changent de camp, veulent avoir leur « carte » de résistant. D’autres s’obstinent, trop compromis pour espérer l’oubli et la clémence.

Un proche de Pétain confie :

« Laval est devenu impossible ; je ne sais s’il croit vraiment à la victoire allemande, mais il parle comme s’il y croyait vraiment. Il fait l’unanimité contre lui et entraîne le Maréchal dans son impopularité. »

Tout cela – en dépit de la répression qu’exerce la Milice « française », auxiliaire de la Gestapo – est condamné et chacun en France le sait.

Le cœur de la nation bat à Alger. Là se dessine l’avenir de la nation.

Les Alliés sont bien contraints d’en prendre acte.

Il a été – enfin ! – décidé que des troupes françaises participeraient à la campagne d’Italie.

Un corps expéditionnaire français est constitué. Mais il faut d’abord réaliser l’amalgame entre l’« armée d’Afrique » – longtemps pétainiste… et patriote – et les Forces Françaises Libres – les FFL, ces Fous Furieux de Liberté.

Le général Juin – un condisciple de De Gaulle à Saint-Cyr qui ne s’est rallié à la France Libre qu’au début de 1943 – est chargé de réaliser cette unité.

Le 25 novembre 1943, les premières troupes françaises débarquent à Naples. Mais ces 65 000 hommes et 12 000 véhicules sont peu de chose par rapport aux 1 300 000 hommes mobilisés (1 076 000 Français de souche européenne, 233 000 musulmans d’Algérie, de Tunisie et du Maroc, 20 000 Français « évadés d’Espagne »).