Quand les Russes libèrent une région, une ville, un village, ils constatent d’abord les destructions systématiques.
Les Allemands ne laissent derrière eux que la « dévastation ». Parfois, surpris par la rapidité de l’avance des tanks russes, les Allemands s’enfuient sans avoir eu le temps de détruire.
Un officier russe découvre ainsi, dans la petite ville qu’il libère, des véhicules abandonnés dont la provenance raconte l’histoire de la guerre depuis 1939.
« On aurait dit un garage. Des voitures de toutes marques et de tous modèles étaient alignées en rangs serrés, le long des rues, dans les cours et les cerisaies. Il y en avait de tous les pays d’Europe. Depuis les énormes sept tonnes Demag qui abritaient tout un atelier de réparation jusqu’aux petits tricycles Renault, depuis les luxueuses Horch jusqu’aux vieilles Citroën. Toutes étaient camouflées en vue d’un prochain mouvement par voie de terre. Sur les voies de garage, il y avait des rames de wagons de farine, de sel, de munitions, de chars, d’essence. Devant un siloélévateur, un train était chargé, prêt à partir. La destination était marquée sur les wagons : Cologne, Tilsit, Königsberg. »
Mais le plus souvent, la barbarie de l’occupation nazie recouvre une toute autre réalité.
Vassili Grossman, né à Berditchev, en Ukraine, retrouve ainsi les paysages de son enfance, et son pays mis à feu et à sang. Il interroge les survivants, des vieux pour la plupart.
« Celui qui a entendu, écrit-il, le récit véridique de ce qui s’est passé en Ukraine durant les deux ans de domination allemande comprend de toute son âme que désormais cohabitent sur notre terre deux mots sacro-saints. L’un est amour, le second vengeance. »
Il croise dans un village de la région du Dniepr un jeune garçon de treize ou quatorze ans.
« Sa maigreur est extrême, sa peau terreuse est tendue sur ses pommettes, de grosses bosses pointent sur son crâne, il a les lèvres sales, exsangues comme celles d’un mort tombé le visage contre terre. Son regard est las, on n’y lit ni joie ni chagrin. »
Vassili Grossman l’interroge :
« Où est ton père ?
— Ils l’ont tué.
— Et ta mère ?
— Elle est morte.
— Tu as des frères et des sœurs ?
— Une sœur, ils l’ont emmenée en Allemagne.
— Il te reste de la famille ?
— Non, ils les ont brûlés dans un village de partisans. »
Grossman regarde ce jeune garçon se diriger vers un champ de pommes de terre, avançant sur ses pieds nus, noir de boue, tirant sur les lambeaux de sa chemise déchirée.
Grossman n’oubliera pas cette silhouette.
Mais l’émotion, la révolte, l’accablement, le désespoir le submergent quand il rencontre des fugitifs qui arrivent de Kiev, encore tenue par les nazis.
« Ils racontent que les Allemands ont encerclé d’un cordon de troupes une énorme fosse dans laquelle avaient été enfouis les corps des 50 000 Juifs assassinés à Kiev à la fin du mois de septembre 1941. Ils déterrent fiévreusement les cadavres et les chargent sur des camions qui les emmènent vers l’ouest. Ils s’efforcent de brûler sur place une partie de ces cadavres. »
Cette fosse est le ravin de Babi Yar où près de 100 000 personnes – Juifs pour plus de la moitié, tsiganes, partisans, communistes – furent contraintes de donner leurs biens puis de se dévêtir avant d’être abattues.
Quand il rentre à Kiev, Grossman écrit à sa femme :
« Hier, j’étais à Kiev. Il est difficile de traduire ce que j’ai ressenti et ce que j’ai vécu pendant ces quelques heures en faisant le tour des adresses de la famille et des amis. Ici, il n’y a que des tombes et la mort. Aujourd’hui, je vais à Berditchev… »
C’est sa ville natale.
Il écrit à son père.
« On dit que toute la population juive de la ville a été massacrée, que la ville est presque entièrement détruite et vide. Je t’embrasse fort, mon très cher. J’ai sur l’âme un poids affreux. Ton Vassia. »
Il fait le tour de la ville, recueille les témoignages de rares survivants.
« Je suis Khaim Roïtman. Je suis de Berditchev. Maintenant, j’ai treize ans. Les Allemands ont tué mon père, ils ont tué ma mère. J’avais un petit frère, Boria. Un Allemand l’a tué avec son pistolet-mitrailleur, il l’a tué sous mes yeux… C’était bizarre, la terre bougeait ! J’étais debout sur le bord de la fosse, j’attendais, là, ils vont tirer… »
Ce jeune garçon bondit, échappe à ses poursuivants, est recueilli et caché par un vieil homme.
C’est « le massacre des Juifs de Berditchev », que raconte Vassili Grossman.
« À Berditchev, ont été massacrés environ 30 000 Juifs… » Grossman n’hésite pas à révéler comment une partie de la population ukrainienne a collaboré avec les Allemands qui, depuis leurs véhicules, criaient « Jude kaputt ! ».
L’article sera censuré par les autorités soviétiques. Il faut minimiser la collaboration des Ukrainiens avec les Allemands et il faut éviter de donner trop d’importance au martyre des Juifs.
La plume trempée dans l’amertume, Grossman écrit :
« Il n’y a pas de Juifs en Ukraine. Nulle part dans aucune grande ville, dans aucune des centaines de petites villes ou des milliers de villages, vous ne verrez les yeux noirs emplis de larmes des petites filles ; vous n’entendrez la voix douloureuse d’une vieille femme ; vous ne verrez le visage sale d’un bébé affamé.
« Tout est silence.
« Tout est paisible.
« Tout un peuple a été sauvagement massacré. »
SEPTIÈME PARTIE
Novembre
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décembre 1943
« Toute la puissance des armées allemandes reposant sur quelque 50 000 – ou peut-être 100 000 – officiers, il suffira de les faire fusiller pour extirper définitivement le militarisme allemand. »
STALINE, à la conférence de Téhéran
29 novembre 1943
« Devant l’étoile de la Victoire qui brille maintenant à l’horizon, Français, Françaises ! Unissons-nous pour les efforts suprêmes ! Unissons-nous pour les suprêmes douleurs ! »
Discours de DE GAULLE,
radiodiffusé d’Alger
24 décembre 1943
« […] Hier, j’ai passé la soirée avec les officiers de mon état-major, puis avec mes soldats ; mais il est difficile d’être bien gai en ce moment. »
Lettre du Feldmarschall ROMMEL
à sa femme
25 décembre 1943
36.
De tout ce peuple juif « sauvagement massacré » et dont le souvenir hante Vassili Grossman, personne ne s’est soucié lors de la préparation de la conférence internationale qui doit réunir à Téhéran, à la fin du mois de novembre 1943, ceux qu’on appelle les Trois Grands : Roosevelt, Churchill, Staline.
Les Juifs ensevelis dans le ravin de Babi Yar et des centaines d’autres fosses communes, plaies ouvertes dans le sol de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Russie, Staline ne veut pas qu’on en fasse un peuple martyr.
Il a d’autres préoccupations que de pleurer sur des Juifs morts.
L’ouverture du vrai second front, le déclenchement de cette opération Overlord qui doit débarquer sur les côtes françaises des centaines de milliers d’hommes, voilà son objectif.
Il peste dans le train qui le conduit de Moscou à Bakou, d’où il rejoindra Téhéran en avion.